Terres de femmes - Recension par Angèle Paoli

14 2019

DANS LA HOULE NOIRE

Que s’est-il donc passé qui s’est durablement installé sans que l’on y prenne garde ? Quelque chose s’est produit, qui a pris forme peu à peu, de manière insidieuse, reléguant le passé dans un lointain désormais indésirable, pour instaurer à sa place un présent monochrome, dominé par une méfiance généralisée allant soudain jusqu’à la peur. Quelque chose s’est produit à l’insu de chacun, entraînant une destruction progressive de ce qui faisait jusqu’alors la vie. Les livres, le théâtre, les concerts, les dîners et discussions entre amis, tout ce à quoi la narratrice était attachée, tout ce en quoi elle croyait, persuadée qu’elle était que cela durerait toujours, a disparu. Progressivement. Progressivement effacé par le travail de sape d’un pouvoir aveugle. Destructeur et jaloux de sa force. 

Ce qui est arrivé se nomme la dictature.

Destruction. Tel est le titre du remarquable roman de Cécile Wajsbrot. En cinq sections d’une extrême tension, la romancière explore, sous une forme non conventionnelle, la façon dont s’est mis en place le changement drastique auquel la narratrice se trouve confrontée. Dont s’est fait le passage de la société traditionnelle à une société de type totalitaire. De la liberté à l’enfermement. De la clarté aux ténèbres. Anonyme et sans visage, la narratrice est une voix. Ce à quoi elle est désormais réduite, malgré elle. Cette voix est celle d’une grande lectrice et d’un écrivain. Lire/écrire. Deux passions indissociables pour ce que l’on nommait « littérature  ̶  ce monde où les choses écrites existent plus que celles du réel. Où les mots ne sont pas des enveloppes vides qu’on adresse au hasard. Où ils contiennent des idées, des pensées. » Écrire/lire. Deux passions également soumises à la loi obscure des temps. 

La narratrice vient d’être chargée par une autre voix – celle d’un homme – de rendre compte, uniquement par oral, de l’atmosphère qui règne autour d’elle et qui constitue désormais sa vie. La vie de tous. Pourquoi elle ? Pourquoi a-t-elle été choisie ? « Parce que vous connaissez les mots, parce que vous les pratiquez », lui répond son interlocuteur. Ce qui lui est demandé est une sorte de rendez-vous vocal, « un blog oral » hebdomadaire, « un journal de bord sonore » accompagné d’une série de contraintes – le secret notamment. « Par sécurité ». Et la nuit. Autre sécurité. Il ne s’agit nullement d’un « document autobiographique ». Les états d’âme n’intéressent pas les membres du groupe. Il s’agit plutôt d’un « documentaire, d’un récit ». Le commanditaire de ce travail est un opposant au régime en place. Qui travaille pour une organisation clandestine. Il œuvre, semble-t-il, à l’élaboration d’« une gigantesque toile d’araignée, invisible » … qui se tisse à l’insu du pouvoir et le prendra tôt ou tard dans ses rets, au moment où il ne s’y attendra pas. En attendant que survienne ce moment, il faut se résoudre à accepter le passage obligé de/par l’obscurité. Laquelle est symboliquement annoncée à chaque entrée dans une nouvelle section du roman par les références aux éclipses de soleil qui ont jalonné l’histoire, plongeant hommes et bêtes dans la peur : « Le soleil a perdu la lumière et d’épaisses ténèbres ont chassé le jour. » (Odyssée, Livre vingt) / « Sur la longue passerelle reliant le XXe au XXIe siècle, l’ombre était passée, avait recouvert le soleil, intemporelle. »

Les éclipses ne font-elles pas partie d’une vie ? Ainsi de la poète Nelly Sachs qui « connut bien des éclipses, dans sa vie. Éclipse d’amour, d’argent, de renommée – éclipse d’inspiration, de paix. 

– Pourtant la poésie ne cessa de la guider », dit une voix.

À quoi répond en écho une autre voix :

– « Telle une étoile. »

Ce qui est certain, c’est que ce qui s’est produit n’est pas arrivé d’un seul coup, en un seul jour. L’ère nouvelle qui s’est ouverte a été concoctée de longue date, en amont, tout au long des ans, de manière imperceptible. Et insidieuse. Sans doute parce que chacun poursuivait son chemin dans la légèreté, le divertissement, l’insouciance et l’incrédulité. Et aussi le déni. Sans doute aussi parce qu’il y avait, dans la griserie éprouvée par les groupes à refaire le monde à peu de frais, l’illusion rassurante qu’ils étaient des veilleurs. Et que cela suffisait pour garantir le maintien de la société dans l’état où elle se trouvait. Sans doute aussi parce qu’il est bien malaisé d’avoir une conscience claire de la déconstruction à l’œuvre avant que ne survienne la destruction. Puis, peut-être, la reconstruction. Or, il faut davantage de temps pour détruire que pour construire, dit la narratrice. Il n’est pas si confortable que cela de démonter ce qui s’est consolidé au fil de tant d’années et de tant d’efforts. Il n’est pas non plus aisé de choisir la bonne « bifurcation », tant sont innombrables les possibilités et tant leurs variantes sont trompeuses. Mais une fois les choses mises en place, il n’y a plus rien à faire, hors attendre. 

Il est néanmoins difficile de dire quand tout cela a réellement commencé. Comment le changement s’est-il produit ? Comment s’est faite la rupture entre l’avant et l’après ? Comment aurait-on pu savoir que la destruction était à l’œuvre alors qu’aucune ruine n’était le moindrement perceptible ? Pourquoi les gens se taisent-ils ? Pourquoi se terrent-ils chez eux dès que tombe le soir ? De quoi ont-ils peur au juste ? Autant de questions qui surgissent entre les lèvres de la narratrice, autant de questions qui ne cessent de la tarauder et auxquelles elle tente d’agréger des idées. « C’était étrange, ce sentiment de sentir quelque chose et de ne pas le sentir, de savoir et, en même temps, d’ignorer… », confie-t-elle à son interlocuteur. Tout en s’interrogeant sur le réel dont elle est censée rendre compte. En effet, tout en faisant le constat des changements survenus dans sa propre vie, la narratrice prend conscience que les structures de la pensée sont elles aussi touchées par l’effacement ou par la submersion :

« Mais je ne sais plus s’il faut parler au passé ou au présent, si le monde dans lequel nous sommes aujourd’hui est le même que celui dans lequel j’ai vécu jusque-là ma vie. Je ne sais pas où nous en sommes. » 

Tout comme elle déplore l’appauvrissement de la langue et de la pensée ; tout comme elle déplore cette manie de la juxtaposition des événements ̶ sans cesse soumis à l’irruption spontanée, incontrôlable et irréfléchie, de commentaires contradictoires  ̶, la narratrice déplore l’abolition de la chronologie tout comme celle des idées : 

« En effaçant la mémoire collective, ils ont effacé la mémoire personnelle. Nos expériences, même les plus intimes, se rattachent aux événements du monde. Tout ce que je n’ai pas écrit n’existe plus, les idées passent, fugitives, sans revenir ̶ étendant leur ombre comme l’aile d’un oiseau. » 

Le dialogue nocturne avec la voix de l’inconnu se poursuit. L’inconnu oriente les questions, ouvre des pistes, propose d’intercaler d’autres voix, de manière à construire le propos, à obtenir une composition plus étoffée qui viendrait rejoindre le « matériau brut » de la narratrice. Sans cesse il relance son interlocutrice, sans cesse il l’encourage à poursuivre son récit : « et puis »/« et puis » ; ou bien « parlez ». D’autres fois, le dialogue prend les allures d’un match de ping-pong, dans une alternance brève et serrée de questions/réponses.

« – Qu’espériez-vous ?
– Je vivais au jour le jour.
– Qu’attendiez-vous ?
– Que les choses changent.
– De quelle façon ?
– Je ne sais pas … »

Les préoccupations de l’interlocutrice sont multiples, qui tente de comprendre en quoi tous les livres qu’elle a lus pourraient être éclairants pour le présent ; en quoi la connaissance de l’histoire et des événements qui l’ont bousculée et meurtrie pourrait être d’un réel secours pour identifier les drames en préparation dans le présent ; en quoi le fait d’essayer de recoller les morceaux épars du passé pourrait l’aider, elle et d’autres, à vivre ce présent. Jamais elle n’aurait imaginé que quelque chose puisse se produire, qui remette en question l’équilibre d’un pacte collectif. Qui tenait bon, malgré tout, malgré les mouvements de protestation, et grâce à l’implication de chacun sur des questions bien déterminées. Tant de pétitions signées contre le racisme, contre la montée de la haine, contre la « prolifération nucléaire », contre les dégradations de tous ordres, niveau de vie, pollution, harcèlement au travail. Tout ce pour quoi chacun s’était impliqué, avait manifesté, tout cela en quoi chacun croyait, se révèle, en définitive, vain. Face aux difficultés qui se présentent, la tentation du repli guette. Désespoir et anéantissement. Mais il y a la voix de la nuit, son rendez-vous avec elle, le guide à qui elle transmet chaque semaine ses reportages – ses « chroniques sonores ». Et puis cette image rassurante du phare à laquelle elle se raccroche pour se convaincre qu’elle est bien sur la bonne voie. Celle de l’espoir :

« J’imagine que nous sommes plusieurs et qu’à notre manière nous allumons un phare, et qu’à travers nous, un rayon de lumière balaie une partie de la nuit. »

La nuit où tous sont plongés et qui maintient chacun dans la peur.

Dans ce « nous » qui rassure la narratrice, il y a la voix de l’interlocuteur et derrière lui, tous ceux, invisibles, inconnus, qui sont rattachés à l’organisation dont il dépend et dont elle ne sait rien. Pourtant, de cet inconnu dont elle ignore le nom et à qui elle confie ses enquêtes hebdomadaires, elle attend des signes. Des signes qui la rattacheraient à d’autres et qui rompraient sa solitude. Qui lui restitueraient le désir confisqué de se sentir à nouveau « en phase ». Avec elle-même et avec les autres. En phase avec le monde.

Au cours de ces entretiens vocaux, le passé reflue par vagues, qui fait remonter à la surface tous les indices qui auraient dû permettre d’identifier « la chose ». 

Ainsi des bribes de discours, des réflexions qui ne cessaient de revenir dans les bouches et dont la récurrence aurait dû éveiller la méfiance :

« Il ne faut pas trop réfléchir, il faut être spontané, suivre une ligne claire, une seule, et jusqu’au bout éviter les détours, les voies secondaires » ; « Là où est le plus grand nombre, c’est là qu’il faut aller, là est la vérité » ; « les livres les plus lus sont les plus réussis. Le classement des ventes […] est le seul jugement esthétique qui vaille. Les chiffres sont la seule issue. »

Ainsi s’exprimaient-ils. Ils ? Mais quel visage mettre derrière ce « ils » ? Et qui sait si la narratrice n’en a pas fait partie, elle aussi, sans s’en rendre compte ? Qui sait si elle n’est pas incluse dans le groupe de ceux qui travaillaient à la destruction de la société et du monde ? La voix de la culpabilité est là, qui fait son chemin insidieusement. Mais sa voix est-elle toujours vraiment la sienne ? Elle n’en est pas si sûre, tant le monde alentour est devenu instable. Tant il est devenu obscur et opaque. 

Derrière la voix nocturne de la narratrice affleurent bien d’autres voix. Celles dont elle a fait la collecte avant de les remettre à son interlocuteur inconnu. Démultiplication de voix anonymes qui rejoignent dans leur expression la voix principale. Aux voix viennent s’adjoindre des images. Images du passé, d’événements historiques ayant bouleversé le monde, souvenirs de lectures, de pièces de théâtres, de films qui ont marqué un temps, une époque, à laquelle chacun se sentait rattaché, se sentait partie prenante. De cette adéquation ancienne, que reste-t-il ? Le sentiment d’une illusion construite pour masquer la vérité qui était en train de se préparer avant que de tout engloutir. Pire encore : le sentiment d’un vide existentiel. Abyssal. Qui avait conduit à des dissonances ; à des débordements ; à des dysfonctionnements ; à une dystopie généralisée. Et en définitive à la submersion et à la destruction. 

Ainsi, à travers une polyphonie inquiétante de faits et de réflexions, Cécile Wajsbrot parvient-elle à transmettre au lecteur ses propres hantises. Rien de ce qu’elle décrit avec une précision étonnante et une lucidité extrême ne nous est véritablement étranger. Les voix qui se croisent et dialoguent sont à la fois celles de l’écrivain et les nôtres. Le monde que celles-ci font vivre est glaçant. Il est à nos portes. Il est sans doute déjà là. Comme est présent aussi le surgissement espéré de « la houle noire » à laquelle se mêle la narratrice et qui brise son enfermement :

« Ils sont partis. Ils ont cédé devant la houle noire et silencieuse qui montait, chaque nuit, devant leur palais. Alors que nous étions rassemblés, ils ont quitté les lieux par une issue secrète et au matin, la vacance du pouvoir a été constatée. »

Visionnaire, Cécile Wajsbrot ? Ce qu’elle donne à voir, à lire et à entendre, ce qui s’écrit derrière ces « chroniques sonores » d’une intensité que rien ne vient affaiblir, porté par une très belle écriture et par des images fortes, c’est le monde tel qu’il est devenu. Notre monde.

La question qui se pose désormais à nous, lecteurs, mais pas seulement, est celle de l’épreuve. L’épreuve à affronter, la traverserons-nous avec l’écrivain, côte à côte, dans « la houle noire » qui soudain submerge tout sur son passage, pour qu’enfin puisse advenir la reconstruction tant attendue ? 

Angèle Paoli