Voici le livre d’un poète en voyage. Trois ans après En route pour Haida Gwaï, Jean-Claude Caër est reparti, renouant le fil de ces Indian roads qu’il affectionne. Destination non plus la Colombie Britannique mais l’Alaska. C’est le récit de cette expérience solitaire, imprégnée du territoire physique qu’il nous rapporte en poèmes.
Recueil en 49 séquences, éminemment dynamique, qui emporte le lecteur dans un double mouvement, l’un temporel, de juin à octobre 2013, l’autre spatial, de Montmartre à Anchorage, pour finir en sa Bretagne natale. Un parcours donc, avec des escales, suggérées par le blanc de la page qui fait lui-même écho à la blancheur étincelante vue d’avion des glaces et des monts de l’Alaska.
La première page de ce livre reprend presqu’à l’identique la vision finale du précédent : celle de daims rencontrés sur la route vers Old Masset. Comme si le voyage et le déplacement étaient la matrice du rapport au monde chez le poète. Pourtant, la tonalité a changé, de l’impression douloureuse du recueil antérieur, l’on est passé à un futur qui s’éclaire de rayons de soleil. La nature est là qui sans cesse convainc de vivre. « Ecrire un hymne à la vie », telle est l’intention liminaire du poète.
Paysages naturels, évoqués souvent sous la pluie, en série d’images photographiques, données à voir pour l’écho intérieur qu’elles suscitent. Forêts et pistes désertes, volcans enneigés, oies sauvages dans un ciel rose. Ces évocations concises, simples sont dans la tradition de la poésie chinoise ou japonaise, celle de Bashô, qui lui sont familières.
Pour Jean-Claude Caër, tout peut entrer dans le poème : une rêverie devant des tableaux insolites en membrane de phoque, une page sur les Indiens Athabascan que ne renierait pas l’auteur de La Pensée sauvage, un message sur portable de la femme aimée en train de se promener au musée Rodin, quatre vers mélancoliques sur la disparition d’un cargo dans la brume. Les fragments s’agrègent comme dans l’art du collage.
Ce récit poétique a quelque chose à voir avec l’énigme d’une fuite. Mystérieuse, irrépressible, ancrée dans le lointain de l’enfance :
« Je ne sais pourquoi j’ai fui en Alaska.
Parce que finalement je fuis toujours.
Cela se rapporte à mon enfance
Aux livres de mon enfance
Une biche dans la forêt, les eskimos, les igloos »
Fascination pour les terres des peuples premiers qui ont toute la ferveur du poète. Ces Indiens Tlingits et Aléoutes de la famille des Inuits. Sa poésie est celle des espaces sauvages, des mâts totémiques et de la frontière. Telle est la passion ancienne de Jean-Claude Caër qui ne s’est jamais démentie depuis les rêveries de l’enfance. N’est-ce pas cela qui l’a amené à traduire avec Pascal Coumes Les Chants de Nezahualcoyotl, le roi-poète précolombien ?
Dans Alaska se dessine un rapport très sensitif à cette nature sauvage : le poète célèbre la valeur des végétaux, des animaux, des objets de la vie indigène. Mais il ne cède jamais à la tentation de l’exotisme. « Aigle », « ours brun », « harfang des neiges », « corbeau qui parle » ne sont pas là pour faire couleur locale. Ils se rattachent à une représentation d’une totale étrangeté, parée de l’enchantement des clans totémiques où animaux et humains sont en communion :
« Le corbeau au sommet du pin dont le bec claque-
Totem pole mortuaire
Qu’on peut voir au musée Sheldon Jackson.
Le corbeau me parle. Il me transmet un message.
Tu parles à travers lui. »
Flottement d’identité où le je et le tu du poète pérégrin finissent par se fondre, pris à l’évidence dans cet envoûtement chamanique. Car l’Alaska ou Haida Gwaï sont, pour lui, comme le Japon pour Roland Barthes, « l’empire des signes ». Non pas les signes de l’écriture mais ceux des masques, des plumes, des peaux d’animaux. C’est alors à une double plongée poétique dans l’espace naturel et dans l’histoire de la rencontre entre peuples autochtones et colons russes que nous convie Jean-Claude Caër. Il met à nu cette dualité : dans telle page, il se laisse prendre par les créations originales des jeunes artistes indiens, comme Nicholas Galanin, qui veulent garder leur passé, dans cet autre poème, ce sont les chants en l’honneur de saint Herman dans l’église orthodoxe aux bulbes bleus qui le saisissent. Dans un autre poème, l’expérience de Vitus Béring, explorateur en quête d’un passage entre Amérique et Russie va susciter sa méditation. Nourrie des vers du poète John Donne, sa pensée l’emmène loin du détroit de Béring vers ce passage périlleux qu’est toute vie. Le poète cherche à tisser un rapport entre l’humeur, l’espace et l’horizon, la contemplation et la connaissance. Toujours sa méditation regarde le monde.
La tonalité propre à Jean-Claude Caër, le mode mineur, est une constante : « L’idée de la mort ne me quitte pas », écrit-il. Celle de la perte également, qui ouvre le recueil avec l’exergue à Elizabeth Bishop, consacré à « l’art de perdre ». Ne lui faut-il pas « perdre » momentanément cette mère malade qu’il laisse derrière lui ? « Je me sens perdu » répète-t-il dans un des poèmes en un douloureux leitmotiv, le voyage étant à la fois pour lui matière à enchantement et à angoisse. Le thème de la mort, la sienne, celle des autres, le motif du temps qui ronge travaillent ce recueil :
« Etant jeunes, nous étions comme des dieux,
maintenant l’imminence du Rien »
Des mots qui évoquent densité et dépouillement dans un questionnement intime et souvent nostalgique. Le temps est compté à ce « cœur/ Déjà vieux et blasé ». Et pour évoquer cette vie que nous quitterons tous, il y a simplement l’image de « cette maison qu’on devra quitter ». Brève mention d’un on et d’un inexorable futur : tout est dit.
Jean-Claude Caër connaît la puissance évocatoire des noms, toponymes ou patronymes que l’on trouve chez certains poètes américains dont il se sent proche comme Gary Snyder. C’est une attention aux lieux traversés et aux personnes rencontrées sur sa route et une manière d’en garder trace. Mais, plus encore, un art de la nomination en diverses langues, anglaise (Haviland Beaver), russe (Baranov), tlingit (alutiiq), bretonne (Prat-Néon, Keremma). Ceci produit une sorte de musique des langues qui traverse ses poèmes. De façon singulière, le poète ne fait pas parler au style direct les personnes rencontrées. Absence de dialogues volontaire qui veut asseoir l’essentiel de chaque instant en un paysage intériorisé où se coule dans la même phrase le flux des paroles échangées. En peu de mots, sans bruit, c’est toute la tristesse de cette scène que le poète fait flotter et entrer au cœur du lecteur :
« Nick Galanin me montre son travail, ses livres, sa collection d’objets d’arts,
Ses peintures,
Il me parle de sa situation pénible, de sa tristesse.
Sans doute va-t-il perdre la garde de ses kids, trois petites filles
gracieuses.
Puis il appelle un taxi et dans la nuit me donne l’accolade. »
Au gré des poèmes, il est question de James Joyce, de Charles Olson, de Baudelaire. Puis dans un autre poème de Montaigne et de Jack London. Le poète marche dans les pas de celui qui fait son Voyage en Italie, terre raffinée du XVIè siècle et de celui qui affronte la wilderness du Klondike. On a beau être en Alaska, on n’est jamais loin de l’Europe. Miracles simultanéiste des avions, des portables qu’on entend retentir en ces pages frappées de silence et de solitude, musées et chambres d’hôtels obligent. Le passé et le présent, le traditionnel et l’hypermoderne ne cessent de se répondre par une merveilleuse oscillation d’entrelacs et de volutes entre points fixes et mouvants de l’espace et du temps. Cette « Amérique russe » qu’il découvre à des milliers de kilomètres de la France ne l’avait-il pas déjà sous les yeux dans sa maison en Bretagne, condensée dans ces deux photos de la poétesse russe Olga Sedakova et de la demeure américaine d’Herman Melville ? À notre insu, la vie mène le jeu subtil des analogies et des correspondances.
L’essence même du voyage est dans cette métamorphose, nous dit le poète, qui le fait « devenir quelqu’un d’autre » Le voyage marqué par un « Avant », connaît aussi son après, son Ithaque. La dernière partie du recueil, intitulée, « Quatre poèmes », prend ainsi tout son sens. Ce sont les poèmes du retour où l’être transformé évoque, peut-être avec d’autres yeux, les toits de Paris, puis, dans le second poème, le fils aîné, dans le troisième la femme aimée qui traverse la maladie, et dans le dernier, la terre bretonne, oiseaux, vent, rochers et vagues. Portrait de l’artiste allongé dans l’herbe non loin de la mer. Il rêve devant les « tapisseries de nuages » qui, autrefois, suscitaient ses peurs d’enfant. La sérénité est là désormais. Avec l’évocation de ce lieu premier, fécond d’où est parti le désir de l’ailleurs, le poète a bouclé la boucle, celle du voyage, celle de la vie.
Ce magnifique point d’orgue final est à l’image de tout le recueil. La voix grave qui s’y laisse entendre conjugue l’élégance de style et la profondeur.
Marie-Hélène Prouteau
Revue Terres de femmes, 13 mars 2016