Vergers, Recension par Christian Travaux

07 novembre 2019

Qu’un poète choisisse d’écrire dans une autre langue que la sienne, c’est toujours avec précaution. Peu de mots. Un étranglement de la voix. Un style resserré, qui fait qu’on entrevoit – lisant –, et les mots qu’il choisit d’écrire, et la prudence qu’il a pu mettre à les trier, les soupeser, les entendre comme étrangers, différents, faits d’une langue autre. Ainsi Rilke dans ces deux recueils, Vergers et Quatrains valaisans, écrits en 1926, en français directement. 

59 poèmes pour Vergers. Et 36 Quatrains valaisans. Des formes courtes. Quelques strophes. Des textes d’une page, tout au plus. Et le choix, toujours, de vers rimés, de vers scandés, la reprise de formes vieilles, relevant de la tradition, comme si – en 1926 – Rilke ignorait volontairement la secousse surréaliste qui renversait la poésie, à ce moment-là. On serait plus proche, à vrai dire, de la poésie de Valéry, du poète de Charmes, que Rilke, dès 1922, avait lu, avait apprécié, et avait traduit en allemand. Car tout est valéryen, ici, en apparence. Tout relève de ce que l’abbé Brémond appelait la « poésie pure ». Rilke, dans ces recueils en français, tente d’écrire le paysage, ce qui l’entoure quand, à Muzot, dans le Valais, il a voulu se retirer. Ainsi, surtout dans les Quatrains, évoque-t-il les cascades (p 105, 120), les vignes (p 108), la douce courbe du lierre (p 109), les chemins (p 109, 122, 129, 135), le vent dans les tiges de maïs (p 121), les tours anciennes (p 108, 131), la clématite, le liseron blanc (p 124), un beau bas-relief de nuages (p 125), les alpages, les sombres sapins (p 111), la voix des eaux (p 128, 132) : tout un pays, tout ce qui fait, d’un paysage, un espace où on vit, on passe, on respire, on laisse trace.

Pourtant, comme à son habitude, Rilke n’est pas dans le folklore paysan, ou dans l’écriture réaliste d’un bel endroit. Il écrit, non pas ce qui est, mais ce qui émane du lieu, ce qui coule, qui passe et fuit. L’invisible dans le visible. Le sentiment qui lie les choses, et les êtres, et le paysage, à un regard, à une écoute. L’audition même de ce qui fait, dans le réel que l’on perçoit, cette très « Grande Réalité » où tout trouve sens, tout fait sens, tout frémit, frétille, brille et tremble. Et s’éveille dans les strophes mêmes, comme dans un fragile jeu de cartes où le réel vivrait encore. Comment peut-on, dans les mots, égaler une rose ?, s’interroge Rilke (p 95). Quelles nouvelles apportent les eaux (p 110) ? Qu’est-ce donc que cet invisible qui luit et qui brille partout (p 113) ? Et où se croisent, où se rencontrent les clartés-sœurs, dans la lumière d’un jour d’été (p 121) ?

Ce qu’il nomme « la Noble Contrée » (p 138) ne se retrouve, pourtant, guère dans Vergers où le paysage est moins présent que les objets. Car, fidèle à ce qu’il apprit et découvrit avec Rodin, qu’il évoque d’ailleurs dans un texte (p 57), Rilke ici interroge les choses, s’efface au point de faire les choses silencieuses parler un moment. Les objets sont notre décor, sont ce qui nous entoure toujours, constituent notre existence. Et ils durent plus que nous-mêmes. Aussi faut-il les questionner constamment, comprendre ce qu’ils disent, puisque – le pense Rilke – les choses ont langage, et ont existence. Dans les Cahiers de Malte Laurids Brigge, déjà Rilke évoquait ce rêve des objets vivants, existants, cette catastrophe de découvrir que les objets que l’on maltraite, que l’on casse, que l’on détruit, sont êtres vivants près de nous. Et qu’ils souffrent, et pleurent en silence. Et parlent aussi. Mais que, forts de notre prétention, de notre suffisante arrogance, nous ne leur prêtons pas attention (1). 

Ici même, c’est la lampe (p 34), la pomme (p 37), la statue d’ivoire (p 45), la fontaine (p 60), dont il veut entendre la leçon. C’est des fleurs (p 36), du petit flacon renversé (p 96), de la bougie éteinte (p 93), dont il faut se nourrir les yeux. N’en pas être las. Regarder. Et en écouter la mélodie passagère, le chant fuguant. Car tout autour veut qu’on l’écoute, nous dit Rilke. Tout autour nous parle. Les choses disent quelque chose de nous, nous disent, puisque nous passons, dès lors que nous quittons la terre, constamment, perpétuellement, et qu’elles demeurent seules habitantes. Nous ne faisons que cohabiter avec elles, et que passer, nous fugitifs et éphémères, transitoires, dans un monde d’objets. Aussi nous faut-il – nous dit Rilke (p 60) – être élève des choses du monde pour mieux en entendre la leçon. Demander, comme le fait Rilke, à l’eau de garder souvenir de notre main, qui passera (p 50). Et quêter, dedans la fenêtre, la part d’ombre, la part de fenêtre, qui sont soudain entremêlées (p 92). Rilke fixe des riens, des vides, des silences, et cherche à faire dialoguer le visible avec l’invisible, les choses avec des dieux absents. Fait une curieuse moisson de riens pour savoir comment aller l’amble avec le monde qui nous entoure.  

Mais, parlant des choses du monde, Rilke, pourtant, parle aussi de lui. A Muzot, il s’est retiré. Il sait bien qu’il est très malade, qu’il s’en va, petit à petit. Aussi ces poèmes de Vergers sont-ils des poèmes de fin de vie, par moments, d’adieux à la vie. « N’est-ce pas triste que nos yeux se ferment ? », écrit Rilke, dans un poème (p 73). « Quelle douleur de quitter la terre ! », s’exclame-t-il à demi-voix. C’est pourquoi il importe tant de voir la terre, ce que l’on perd, de la dire et de la chanter, et de chanter ce qui nous quitte. Une immense tristesse remplit le recueil petit à petit, au fur et à mesure sans doute que l’auteur entre dans sa nuit. « Soyons légers et légères à la terre remuée », dit encore Rilke (p 64). Ne pesons pas. Ne durons pas. Accompagnons ce souffle d’air qu’est toute notre vie humaine. Et laissons, parmi les objets, la trace transitoire et fugace de notre existence sur la terre. Ainsi ce livre qu’accompagnent treize lettres à Paulhan, et une préface éclairante, est-il bien plus qu’un simple livre. C’est la voix d’une voix qui s’éteint, le dernier râle d’une existence, la musique d’une fin de vie. Vergers, dont Rilke questionne le nom (p 63), est ce jardin clos d’une vie quand la vie elle-même s’évapore, comme le parfum d’une fleur d’été.

Dans un verger.

Par Christian Travaux