Sans envolées lyriques, plutôt tombante, disons d’une sobriété salutaire et dénuée de métaphores, la poésie de Jean-Claude Caër, en France, serait sans soute celle qui se rapprocherait le plus de la poésie de l’Allemand Wulf Kirsten, d’autant que l’Histoire, parfois, vient aussi traverser le poème de Caër : « Le vent dans les feuillages /J’entends la voix de mon père parler allemand / Lui qui fut prisonnier de guerre cinq ans. /Je retranscris fidèlement avec ses fautes d’orthographe / La liste des camps et des fermes où il travailla. / Prisonnier en Flandre, début 40. /Trois semaines de marche forcée vers l’Allemagne. /« Ein, zwein, drei, vier, fünf, sechs, sieben, acht... /Certains restaient sur le chemin / Morts de faim ou d’épuisement. /Les pieds en sang dans des bandelettes de tissu, / Je mangeais parfois de l’herbe », mon père se souvient. »
Le recueil est composé de sept parties : souvenirs de voyages (Venise, Rome, la maison-musée d’Anna Akhmatova à Saint- Pétersbourg), ou bien c’est le présent du confinement du printemps 2020 passé dans la maison natale en Bretagne : « Pas de poèmes ! Nous en sommes trop pleins, /trop pleins de larmes aussi. /Ils ne peuvent jaillir en ces temps confinés. » On peut se souvenir que dès le début du confinement, sur des sites Internet, des poèmes y sont allés de leurs poèmes (parfois un par jour) sur le sujet : des poèmes sans aucun recul et sans grand intérêt ! Sans doute ont-ils eu peur d’être oubliés lors de ce suspens inédit, d’où pour eux la nécessité d’occuper l’espace, car c’était de cela qu’il s’agissait, avant tout. C’est pourquoi, ces trois vers de Caër viennent soudain résonner d’une façon si juste, au moins sont-ils authentiques, eux.
Dans ce même poème, le poète se promène dans la campagne bretonne tout en dialoguant, par téléphone, on le suppose avec l’ami Bruno Grégoire : « Chaque route, chaque talus, chaque sentier plongent vers les ancêtres. / Souvenirs des moissons dans les années 60, /de la cordelée des villages. /... Je lui parle d’Eloge des oiseaux de Leopardi. / Le chant est « une sorte de rire » pour les oiseaux, écrit-il. / La nature leur a donné aussi le vol /pour qu’ils s’élèvent haut dans les airs /et répandent ainsi alentour leurs chants. /Je poursuis la marche. Un tracteur
Deutz ronronne /un peu plus loin à Pillac An Nec’h. /« Il faudrait qu’on ait un filet à papillons pour garder nos conversations, /me dit Bruno, ce sont de vrais poèmes. » Il vaut la peine, aussi, de noter, chez Caër, le rapport à la nature, ainsi à propos d’un faucon pèlerin : « Son vol fulgure. J’observe et ne critique pas quand il plonge sur sa proie. » La pensée de la mort vient plus d’une fois hanter le recueil : « Un jour aussi la douceur du foyer ne sera plus là. /Nous rejoindrons la terre glacée /La terre tiède ( ?) nous accueillera. /Le chemin sera froid. » Et l’au-delà lointain de l’après est évoqué à son tour : « Nous qui foulons l’herbe brillante d’un pas léger et heureux /Nous dormirons sous les herbes folles, nous serons oubliés /Et quelqu’un viendra d’un pas léger fouler ce que nous avons été / Sans savoir qui nous fûmes. Qui nous étions. / Qui je fus. » On ne sent pas spécialement de regret dans ces quelques vers, ils sont plutôt de l’ordre du constat. Très souvent, la poésie de Jean-Claude Caër constate : « Douceur et tristesse. /J’entends des clés qui tombent dans le couloir. /On les ramasse, une porte s’ouvre. / Des voix, des pas d’enfants qui courent. » La dernière partie se souvient de la voix de la mère décédée : « Elle répète toujours les mêmes histoires, les mêmes mots. / Défile la pelote du temps. / Aujourd’hui, elle ne peut pas lire. / La journée est grise. / Il fait trop sombre pour ses yeux. »
Mais il faut revenir au poème sur le père prisonnier de guerre qui se termine ainsi : « Nous devions avec un ami / Visiter la Forêt noire / Il y a trois semaines, il est venu ici à Berlin. / Nous devions visiter les falaises de Rügen / Nous nous tenons ainsi debout dans le temps au bord du néant / Comme dans ce tableau de Caspar David Friedrich / Le Moine au bord de la mer. » Or, Rügen, pour le lecteur qui a une mémoire, c’est le sujet de la première des Elégies documentaires de Muriel Pic, qui elle aussi évoque Caspar David Friedrich (1774-1840), car il a peint les falaises : Rügen par Caspar David Friedrich / la nature est sans histoire / falaises méditatives et blanc arctique / sentiment et scènes de la botanique. » C’est dans la postface qu’elle précise : « Chaque élégie est liée à une plusieurs archives découvertes grâce à une sorte de hasard objectif. Les archives de Prora, station balnéaire construite entre 1936 et 1939 sur l’île de Rügen, au Nord de l’Allemagne par l’organisation des loisirs du IIIeReich, Kraft durch Freude (KdF) ou la force de la joie » A son début, l’élégie rappelle l’exposition universelle de 1937 : « 1937, Paris. Exposition universelle. / Le pavillon de l’Allemagne nazie / présente Prora : plans, maquettes, modèles. / Dix mille chambres doubles vue sur la mer / blocs extérieurs sanitaires. / Hall de natation et de gymnastique / maison de la propagande, blanchisseries / salles de spectacles, restaurants, boulangeries / sans oublier les abattoirs mécaniques : / deux cent bêtes par jour salles pleines. » S’il me fallait noter cette correspondance, je me suis un peu éloigné de la poésie de Jean-Claude Caër, faite ici de souvenirs de voyages (mais des poèmes semblent avoir été écrits sur le motif) et de quotidienneté. Il faut citer encore ce passage, assez emblématique de son écriture, que l’on peut qualifier de mate, c’est-à-dire opposée au brillant, au clinquant, et où la précision autorise la répétition : « De la grêle, du tonnerre, des éclairs, ce matin. /La cour est recouverte de grêlons. Les champs sont blancs de la grêle tombée. /La cour est blanche. Les statues, petites présences sous la grêle, /Vaillantes, ne bougent pas. /Hier tu as planté un jeune érable du Japon entre deux pommiers en fleurs. /Ses fines feuilles teintées de rouge ont tenu le choc sous la grêle. /Tout redevient calme. Ça roucoule à nouveau sous les feuilles. »
Par Jacques Lèbre