Libération - Cahier Livres - Mandelstam dans la cage de vers

 Libération - Cahier Livres - Mandelstam dans la cage de vers
29 mars 2012

Mandelstam dans la cage de vers

Itinéraire d'un poète à travers les enfers staliniens.

Pour la plupart d'entre nous, la mort n'est qu'un hasard de trop. Ce n'est pas celui que voit Ossip Mandelstam, l'un des grands poètes russes du siècle passé, l'un des grands poètes juifs de langue russe, né à Varsovie en 1891, lorsqu'il traverse l'Arménie à 39 ans : «  Le tremblement lumineux des hasards, l'ornement végétal de la réalité. » Non, pour la plupart d'entre nous, la mort ne porte aucune métaphore. Elle n'est qu'un point au milieu d'une phrase qui ne signifie rien.

Mais quand la mort d'un homme tel que Mandelstam rappelle le sens de sa vie, et quand cette vie résume son siècle et ce que peut signifier l'acte d'écrire, c'est que cet homme était, qu'il l'ait voulu ou non, un héros – et plus simplement le poète qui écrit dès 1929, tandis que Staline étend botte et moustache : « Toutes les œuvres de la littérature mondiale, je les partage en deux groupes – celles qui sont permises, et celles qui sont écrites sans permission. Les premières – c'est du vomi, les autres – un peu d'air qu'on dérobe. » Plus tard, Mandelstam écrit : « Je parie que je ne suis pas encore mort, / Et comme un jockey je jure sur ma tête / Que je ferai encore des miennes / Sur la piste du trot. »

C'est en 1931, trois ans avant la première de ses deux arrestations. Énergique, épuisé, édenté, non publié, relégué loin de Moscou, traité d'écrivain bourgeois et archaïque, frappé d'«inutilisabilité » par les apparatchiks, réduit à la mendicité, il trotte de ville en ville, d'ami rare en ami rare, avec sa peur, sa faim, ses manuscrits, son incapacité au compromis, son allure de vieillard, son cœur malade, son mauvais caractère et sa femme Nadejda (nadejda en russe : l'espérance). Puis, après la seconde arrestation et un passage dantesque par les cachots de la Loubianka, où est prise sa dernière photo, il meurt officiellement d'un arrêt cardiaque le 27 décembre 1938, à 12h30, en Sibérie, au camp de transit de Dalstroï, à la suite d'une opération d'épouillage. Sa veuve ne le saura que bien plus tard.

Fosse. Il fait environ -30°. Les détenus doivent attendre quarante minutes, nus, dans un vestibule glacial, que leurs vêtements soient passés à l'étuve. Mandelstam ne parlait plus. Il s'écroule. Ralph Dutli, méticuleux traducteur en allemand de ses œuvres, écrit dans sa biographie : « Le corps fut désinfecté à l'aide de chlorure de mercure (sublimat). Les croque-morts lui attachèrent une plaque de bois autour du gros orteil, portant un numéro de matricule. Le lutteur Matorine, un autre témoin, eut à porter le corps dans le baraquement qui faisait office de morgue, et qui était situé dans la zone des criminels. Les “ourkas” (criminels) y brisaient les dents des morts avec des pinces pour récupérer l'or et le vendre. Les dernières hardes ou guenilles de Mandelstam furent aussi vendues, et non pas brûlées, comme cela aurait dû être le cas en raison du typhus. » On jette le corps dans une fosse. Mandelstam savait depuis longtemps, et il n'était pas le seul parmi les écrivains russes, quel sort lui réservait le stalinisme. La certitude alimentait le destin.

En 1970, dans ses souvenirs, Contre tout espoir, Nadejda Mandelstam conclut : « La mort d'un artiste n'est jamais un hasard, mais le dernier acte créateur qui éclaire sa vie comme un faisceau de rayons. […] Pourquoi s'étonne-t-on de ce que les poètes prévoient avec autant de clairvoyance leur propre destinée et sachent quelle est la fin qui les attend ? La mort est l'étape essentielle à laquelle la vie tout entière est subordonnée. Il n'y a là aucun déterminisme. Il faut plutôt considérer cela comme une libre expression de la volonté. » Dutli, pour illustrer ce stoïcisme de pythie, cite un poème de mars 1937 : « Faméliques, chétifs, d'autres hommes / Auront faim, auront froid et tueront, / Et nul ne saura quel soldat / Fut couché dans l'illustre tombe. »

Mais au camp le poète n'écrivait plus de poèmes. En récitait-il à ceux qui le volaient ? Dutli recense les témoignages rétrospectifs qui enluminent le mourant de quelques tableaux édifiants, par exemple celui-ci : « Le physicien L., quant à lui, décrit une scène haute en couleur : Mandelstam, dans le baraquement du chef des criminels Archangelski, récite tranquillement des poèmes et – luxe inconcevable ! – on lui sert du pain blanc et des conserves. La légende exalte une fois de plus le pouvoir rayonnant de la poésie. Il est permis d'en douter. »

C'est finalement la littérature qui a fixé la légende. Dans ses Récits de la Kolyma, un déporté survivant, l'écrivain Varlam Chalamov, donne sens à la mort de Mandelstam en l'écrivant : «  Le poète se mourait depuis si longtemps qu'il avait cessé de comprendre que c'était la mort. Parfois, une idée simple et forte se frayait un chemin à travers son cerveau, douloureuse et presque palpable : qu'on lui avait volé le pain qu'il avait mis sous sa tête. » Le chapitre s'intitule « Cherry-Brandy ». C'est le titre d'un poème du défunt. Il a été composé en mars 1931 au musée de zoologie de Moscou, rappelle Dutli, « pendant une petite fête arrosée de vin du Caucase » : «  Mandelstam se serait levé et aurait marché de long en large en marmonnant des paroles inintelligibles. »

Mandelstam, tyran tyrannisé par la langue (« la plénitude sémantique équivaut au sentiment de l'ordre accompli »), avait pour habitude de dicter ses poèmes à sa femme. Dès que ça sortait, elle devait s'y mettre. Il ne supportait aucun délai, aucune remarque. Ils s'engueulaient beaucoup, mais comme Akhmatova, comme Pasternak, comme tant d'autres, elle admirait son génie, et puis ils s'entendaient au lit. Ils avaient couché ensemble dès le jour de leur rencontre, à Kiev, en 1919, à deux pas des tueries organisées par la Tchéka. Entre famine et massacre, les débuts de la révolution vivaient aussi d'amour libre. Mandelstam aima d'autres femmes, la sienne n'aimait pas le ménage à trois, mais il en fit de grands poèmes : « Derrière le capuchon du palais / Et les embruns des jardins, / Il est un pays au-delà des cils – / Là, tu seras ma femme. » Celle-ci s'appelait Olga Vaskel. Elle avait de splendides sourcils bruns. Leur histoire dura deux mois, en 1925. Pour la voir à Leningrad, Mandelstam loue une chambre à l'hôtel d'Angleterre, où le poète Sergueï Essenine va se tuer cette année-là. Mandelstam et Essenine s'admiraient en privé, s'insultaient en public. Après la mort du second, le premier dit qu'on peut tout lui pardonner, puisqu'il a écrit ce vers : « Je n'ai pas tué de malheureux dans les prisons. »

Suicidaire ? Mandelstam ne supporte pas la violence, les armes. Dans un train menacé par des maraudeurs sans pitié, on en distribue aux passagers, mais il refuse d'en prendre une : « C'était une époque brutale et fière de l'être, dit Dutli. Il était étranger à cette force horrible, qui était le geste même de la révolution. » Olga se suicidera à Oslo.

Dans sa biographie, Dutli cite le premier vers de « Cherry-Brandy » : « Tout est sornette, Cherry-Brandy, Ô mon ange… » La suite fait allusion à la peste, et il ne fait pas de doute qu'elle est stalinienne. Mandelstam s'oppose ouvertement aux institutions qui, à partir de 1929, liquident la littérature soviétique. Une célèbre Épigramme à Staline, qu'il récite à ses amis sans l'écrire, les fait tous paniquer, uniquement parce qu'ils l'ont entendue. On pense aujourd'hui qu'aucun mouchard n'osa le répéter au tyran, de peur que dans sa fureur il n'élimine émissaire et intermédiaires. Mandelstam est-il « suicidaire », comme on l'a souvent dit ? Il l'est dans la mesure où il ne peut agir ni écrire autrement. Ses métaphores rajeunissent l'âme au pays qui vieillit les cœurs : il est vivant dans un monde suicidaire. En 1932, Pasternak lui dit : « J'envie votre liberté […]. Mais à moi, il me faut la non-liberté. » Il fallait que cette phrase soit dite par le futur auteur du Docteur Jivago : on ne peut mieux résumer l'époque. La vie et l'œuvre de Mandelstam révèlent tous les degrés de compromis de la plupart des autres. Il fallait survivre.

Chalamov conclut ainsi son chapitre sur sa fin : « Mais on ne le raya des listes que deux jours plus tard. Pandant deux jours, ses ingénieux voisins parvinrent à toucher la ration du mort lors de la distribution quotidienne du pain ; le mort levait le bras comme une marionnette. C'est ainsi qu'il mourut avant la date de sa mort, détail de la plus haute importance pour ses futurs biographes. » Ralph Dutli, s'en tenant aux faits avérés, ne relève pas ce détail. Il rappelle simplement que Chalamov lut son texte en 1965 à l'université de Moscou, lors de la première soirée en mémoire du mort. C'était pendant le dégel qui allait vite prendre fin.

Le biographe de Mandelstam est un Suisse allemand plutôt timide et juvénile, d'une cinquantaine d'années, qui parle couramment le français et le russe. Il est lycéen lorsqu'il lit les poèmes de Mandelstam dans une anthologie faite et traduite en 1959 par un autre poète, Paul Celan : « J'ai été bouleversé, sans toujours comprendre. Je luis dois cette découverte. » Plus tard, il étudie la littérature française à Paris. C'est là qu'il découvre, dans une librairie russe, l'édition de ses œuvres en trois volumes parue à New York – la première édition russe non expurgée ne sera publiée qu'en 1990 : « J'étais sidéré par la force des images, dit Dutli. Je passais des heures dans cette librairie sous le regard inquiet du libraire. » Peu à peu, il se met à traduire « en essayant de ne pas devenir un épigone de Celan ».

Un éditeur de Zurich lui permet de publier une traduction des œuvres complètes en 10 tomes. Chacun est illustré par un peintre. Dutli a également consacré quatre essais à Mandelstam, traduit des textes de Marina Tsvetaeva et Joseph Brodsky. Selon lui, « le système prosodique allemand est proche du système russe : c'est comme des vagues, avec des accents forts sur plusieurs mots, contrairement au français où l'accent arrive à la fin du vers. » Et il récite des vers de Mandelstam, en russe puis en allemand, pour faire entendre la parenté musicale.

Postérité. Sa biographie conclut un travail de lecteur et de traducteur : Dutli promène le miroir d'une œuvre tout au long du chemin d'une vie. C'est conforme à cette épopée au pays des morts-vivants, au sens que Mandelstam donne à la poésie lorsqu'il évoque l'œuvre de Dante : pour la lire, « il faut se munir […] d'une paire inusable de brodequins à semelles cloutées. Ce n'est pas plaisanterie de ma part si je me pose la question de savoir combien de semelles Aligheri a usées, combien de chaussures en peau de bœuf, combien de sandales, tout le temps qua duré son travail poétique, en cheminant sur les sentiers de chèvre de l'Italie. » Lire cette biographie, c'est donc marcher avec Mandelstam, mais aussi le lire : chaque épisode est informé et comme révélé par de longues citations de poèmes et de prose souvent autobiographiques. L'écrivain est le premier à avoir créé les formes de son épopée.

Après la mort du poète, la biographie se poursuit par les aventures de sa postérité. On ne peut détacher son destin de celle qui lui survécut quarante ans, rappela et recopia ce que le stalinisme et ses suites effaçaient, pour écrire l'un des chefs-d'œuvre du mémorialisme russe : sa femme Nadejda. La mort du héros produisit une héroïne. Dutli utilise largement Contre tout espoir : « Le livre est paru en allemand en 1971. Je l'ai lu très tôt. C'est un des livres qui a changé le cours de ma vie. Il est d'une puissance et d'une férocité pour les intellectuels qui ont aidé à installer cette machine à tuer… Et cette vie de nomades dans la persécution, la faim… Un livre grandiose, aussi important que L'Archipel du goulag. »

Ralph Dutli clôt son livre sur ces citations d'écrivains célébrant la langue de Mandelstam – ce qu'il appelle le « triomphe de la poésie ». On y trouve, entre autres, la célèbre métaphore de Brodsky : « Il était un Orphée moderne : envoyé aux Enfers, il n'en est pas revenu, tandis que sa veuve, parcourant un sixième de la surface de la terre, fuyait d'une cachette à l'autre, serrant entre ses bras la marmitte dans laquelle, enroulés, se trouvaient ses poèmes qu'elle se récitait toutes les nuits pour le cas où ils seraient découverts par des furies armées d'un mandat de perquisition. Les voilà, nos métamorphoses, les voilà, nos mythes. »

Dostoïevski disait que la littérature russe était sortie du manteau de Gogol. Au XXe siècle, elle a mis la vieille pelisse trouée de Mandelstam, celle dont il écrivait aux abois, en 1930 : « J'arrache de mes épaules ma pelisse littéraire et je la piétine. Je reste en veston et, par un froid de moins trente, je ferai au pas de course, trois fois de suite, les boulevards périphériques de Moscou […], mais tout plutôt que d'entendre le tintement des deniers, le décompte des feuillets d'imprimerie. »

                                                                                        Philippe Lançon