Le Temps - Marcher avec Philippe Jaccottet, les arbres et les ciels changeants, par  Lisbeth Koutchoumoff

 Le Temps - Marcher avec Philippe Jaccottet, les arbres et les ciels changeants, par  Lisbeth Koutchoumoff
20 avril 2013

Marcher avec Philippe Jaccottet, les arbres et les ciels changeants 

Tandis que se prépare la parution de son œuvre dans la Pléiade, le poète publie Taches de soleil, ou d’ombre, méditations puisées dans ses carnets.

Philippe Jaccottet a toujours pris des notes dans des carnets. Depuis le début de sa quête de poète, depuis les années 1950 et jusqu’à aujourd’hui. Dire, le plus justement possible, la profondeur du monde qui s’impose, fugacement, au regard mais s’échappe des mots. Dire la beauté et sa perte presque immédiate. Dire l’espoir aussi, ne pas laisser l’ombre tout envahir. Pour ce faire, il chemine sur une voie d’effacement. Anonyme, homme parmi les hommes, portant le même manteau de soucis que tout un chacun, il écrit au creux de la modestie. Et c’est par là même que le poète – né à Moudon et devenu habitant de Grignan, dans la Drôme – brille comme l’un des plus grands poètes de notre temps.

En attendant la parution en Pléiade de l’ensemble de son œuvre (poétique et de traducteur), paraît aujourd’hui Taches de soleil, ou d’ombre. Notes sauvegardées, un recueil de notes, de méditations prises de 1952 à 2005. Le livre est une splendeur, témoignage très personnel de fidélité à une quête, à un vœu de recherche.

À côté de son travail de traducteur, qui l’accapare (il traduit Friedrich Hölderlin, Robert Musil, Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Giuseppe Ungaretti, Luis de Gongora, Homère), en marge des recueils de poésie qu’il compose, Philippe Jaccottet a donc tenu des cahiers. Ils ne sont pas des journaux intimes. Ils accueillent des pensées au fil des jours sur ce que cherche le poète avec, ou malgré les mots ; ils gardent trace des rêves nocturnes ; des paysages qui soudain se déploient en toute netteté ; le cœur des nuits, que l’on retrouve souvent dans les poèmes, ces nuits de trois heures du matin, glacées d’étoiles. Aux côtés des recueils de poésie (de Requiem en 1947 à Ce peu de bruits en 2008), ces notes, ces « semaisons » se situent juste avant le poème, tendues dans son attente. Le lecteur se tient sur le seuil ou à la fenêtre, avec le poète, face aux paysages, traversé, avec lui.

Philippe Jaccottet puisera dans ces cahiers pour écrire les trois volumes des Semaisons parus en 1984, 1996 et 2001. En 1998, Philippe Jaccottet avait déjà fait paraître, sous le titre Observations et autres notes anciennes (1947-1962), une sélection de notes qu’il n’avait pas retenues de prime abord à cause, selon lui, « des maladresses, des raideurs ou des emphases bien juvéniles ». D’autres notes écartées sont parues dans diverses revues.

Après avoir passé ces cahiers au tamis à plusieurs reprises, Philippe Jaccottet a longtemps songé à les jeter purement et simplement. Finalement, avant de s’en défaire, il a choisi de faire un dernier tri. Heureusement, se dit-on à la lecture de Taches de soleil, ou d’ombre, fruit de cet exercice de sauvegarde.

L’envie de jeter les cahiers procédait, explique l’auteur en préambule, du souci d’éviter une publication posthume. « Non par souci de discrétion, si loin qu’ils (les cahiers) sont de composer un “Journal intime”, mais pour prévenir toute divulgation posthume de ce qu’ils contiennent inévitablement de répétitif ou d’insignifiant. » Et puis, il a voulu ne pas exagérer « sa sévérité rétrospective » et recueillir ce qui lui a semblé « digne tout de même de publication  ». En précisant bien «espérer n’avoir cédé nulle part à ces accès d’indulgence dont on sait que les vieillards peuvent être atteints ».

Taches de soleil, ou d’ombres permet de parcourir cinquante ans d’écriture depuis la resserre où elle se travaille. Là où le jardinier observe alentour les ciels, leurs teintes sans cesse changeantes. Le poète, les premières années, se donne du cœur à l’ouvrage, il faut (note de 1952) « ressayer encore ; sinon, plus rien ne tiendra. Mais ce mouvement n’est plus naturel ; on sait trop de choses, on se heurte à trop de choses. [...] Eh bien ! repartons quand même de tout en bas, les larmes aux yeux, le cœur plus grand que sa cage, et les oreilles fermées à toutes sollicitations et insinuations du dehors. Il devrait venir un moment où tout s’éclaire. Mais les moindres bruits me distraient, surtout les plus familiers. » Il note ses doutes, ses interrogations, tente de préciser sa démarche (« au vrai, je ne sais pas de quoi je rêve », 1958 ; « ce que je dois chercher, ce ne sont pas des mots, mais ce qui en moi ne s’est pas brisé encore », 1964) ; il affirme sa démarche, sa voie serait d’habiter une « maison où tous les travaux du jour et tous les songes de la nuit tendent à accueillir les merveilles de la vie, mais une maison fragile comme verre et promise à la destruction ». Cette note encore, de 1964 : « Plutôt la modestie. On ne peut tout saisir en quelques mots. Dire seulement: un instant, j’aurai vu cela – le monde pur, ouvert, léger ; un autre, le monde empourpré; un autre encore, quand il pourrit et que l’horreur vous gagne. Rien de plus. » Il cherche, tourne autour du mystère de ces mots qui, parfois, révèlent le monde au lieu de le cacher.

Ces notes de travail sont traversées, zébrées par des fulgurances où le poète entre « dans » le paysage. L’écran qui se tient entre l’homme et le monde se lève, par moments. « Je me retire devant l’ampleur de l’air qui occupe tout l’espace, du fond de la mer à la cime des montagnes sèches comme de la paille. »

Par rapport aux autres carnets publiés, Philippe Jaccottet a laissé une plus grande place aux amis et aux proches. On suit les visites aux poètes Francis Ponge, Jean Tardieu, Jean Tortel ; les rencontres avec René Char, Chagall ; la mort des proches qui a eu un impact dans l’œuvre.

Cinquante ans d’écriture. En fermant le livre, il nous semble que crient encore les oiseaux. « Tous ces oiseaux, par bandes ou seuls, tournoyant, plongeant, s’élevant : quelle est la force qui les fait habiter l’air ? Ils crient “ici, ici”, et cet ici n’est jamais là où l’on est. »

                                                                          Lisbeth Koutchoumoff