Le Matricule des Anges, "Indéchiffrablement singulier", par Richard Blin

 Le Matricule des Anges, "Indéchiffrablement singulier", par Richard Blin
07 juin 2021

Indéchiffrablement singulier 

DE LA CONSULTATION POÉTIQUE DU DESTIN A LA PENSÉE DES POÈTES, GÉRARD MACÉ DÉPLACE, DÉCENTRE, DONNE VOIX À CE QUE LE RÊVE ET LE LANGAGE DÉPLIENT. 

Offerte et chiffrée la poésie de Gérard Macé. À l’image du titre de son nouveau livre de poèmes, Ici on consulte le destin. Organisé en trois 

sections qui semblent jalonner un itinéraire intime, il développe une poétique toute nervalienne, faite de mots de passe et de souvenirs de rêve, de rapprochements et de ressemblances, de disparition et de revenance. Toujours quelque chose échappe, qui revient, différemment, et là où on ne l’attendait pas. Retour où se superposent moment vécu et scène lue, oublis et coïncidences, mirages et fantasmes. D’où des poèmes où miroite un sens qui ne se trouve jamais exposé en plein jour. 

Il en est ainsi dans la première section regroupant quarante « mots de passe » disposés chacun en quatrain qui associent en miroir des images présentant entre elles le plus grand écart mais qu’une mystérieuse parenté apparie. « Le violoniste en manteau / qui jouait sur la plage // Le nom d’un roi / qui ne peut rien contre les vagues ». Quelque part entre la formule oraculaire et le déchiffrement d’un hiéroglyphe, ces sésames jettent des passerelles entre des signes ou les points de fuite d’un secret tout en disant l’épreuve d’une étrangeté́ et la magie de l’expérience poétique. « Les portes de l’infini / qui ne ferment pas // Le cercle à l’origine / un labyrinthe parfait »

Cette forme d’inquiétude lucide, on la voit courir en filigrane des poèmes qui composent la partie centrale titrée « Tous mes souvenirs sont des souvenirs de rêve ». Ils mettent en scène des images venues du temps de l’enfance, d’un temps qui continue à vivre et dont le présent ne cesse de modifier la signification. Des éclats de vie, des instants d’autrefois font retour en habits de rêve et comme auréolés de l’aura des tours de prestidigitation. « J’entre dans les rêves par une porte à tambour, / mais au lieu d’un canapé́ dans la jungle / et de la nudité́ qui charme des serpents, // je suis accueilli par un concierge aux clés d’or / qui me présente le grand livre de la dette. / Sa tète, celle d’un renard aux grandes oreilles / comme celui que ma mère portait au cou. / ... » À travers tout ce 

théâtre intérieur où les temps, les voix et les époques, le soi et l’autre, le vif et le mort se confondent, c’est de la ressaisie d’une identité́, d’un sort qu’il est ici question. Comme si tout était déjà̀ écrit, et qu’il s’agissait de reconnaitre, dans des images, des lieux ou des objets, la signature d’un destin. 

La dernière section est encore le souvenir d’un rêve dans lequel l’auteur mettait en vers l’un de ses propres livres, L’Autre Hémisphère du temps (Gallimard, 1995), un livre né d’un séjour à Lisbonne et inspiré par les grandes découvertes de Vasco, Magellan et Colomb. Obéissant à l’injonction de ce rêve, il a donc fait chanter sa propre prose – une prose déjà̀ profondément hantée par le vers – au fil de huit poèmes dont le véritable personnage est le temps, celui des civilisations perdues, celui des souvenirs comme celui « qui fait courir les nuages / et qui gonfle les voiles, qui se retourne / et s’enroule sur lui-même en Orient, / qui lance des vaisseaux dans un sens / et dans l’autre, les fait danser / entre la lune et la marée, accompagne / nos musiques et le compte des syllabes, / les brèves et les longues se succédant par vagues. » 

Parallèlement à Ici on consulte le destin, parait La Pensée des poètes, une anthologie où Gérard Macé a regroupé une série de textes dans lesquels vingt-trois grands poètes, essentiellement français, s’intéressent aux sujets les plus divers avec un souci du détail et de la connaissance digne de la pensée la plus rigoureuse. Ce qui ne saurait surprendre de la part de poètes sachant combien la poésie « force à l’union, sous son joug léger, les réalités les plus irréconciliables ». C’est Baudelaire évoquant avec passion la photographie ou le maquillage, c’est Claudel méditant sur une paire de chaussures, ou Apollinaire découvrant les peintres cubistes. Ce sont les couleurs et l’enregistrement des sons pour Charles Cros, l’exotisme pour Segalen, l’érotisme pour Desnos, les propriétés aérodynamiques de l’addition ou les langages animaux pour Queneau, la pataphysique pour Jarry ou la fausse parole pour Armand Robin. Des drogues, pour Michaux, à la « littérature considérée comme une tauromachie » pour Leiris, en passant par l’art et la mort pour Artaud, c’est la poésie comme sœur de la pensée questionnante, et la réalité́ du vieux jumelage de la pensée et de la parole, que réactive cette anthologie. 

Par Richard Blin