Le Monde des Livres - La route d'E.M. Forster

 Le Monde des Livres - La route d'E.M. Forster
15 novembre 2013

La route d'E.M. Forster 

Il ne publia que peu de livres. Edward Morgan Forster (1879-1970) est pourtant l'un des écrivains majeurs de l'Angleterre, celui qui relia le réalisme édouardien encore régnant au modernisme qui commençait à s'imposer. Après avoir côtoyé Bertrand Russell, Lytton Strachey ou Leonard Woolf, il devait bientôt rencontrer les membres du groupe de Bloomsbury. Route des Indes – son dernier roman (1924), considéré comme son chef-d'œuvre et aujourd'hui réédité –, est aussi le livre qui le fit classer parmi les auteurs modernistes.

« Relier suffit », c'est l'épigraphe de Howards End (1910), qui pourrait s'appliquer à chacun des romans. Il s'agit de relier deux conceptions du monde qui se heurtent, ou des valeurs et des tentations divergentes. C'est ce que tente de faire Margaret Schlegel (Howards End), qui sait voir les qualités inhérentes à des attitudes opposées, tels « le prosaïque et le passionnel », et recommande de ne pas vivre par fragments, comme s'y essaie vainement Mrs Moore, dans Route des Indes – où l'Inde réelle, qu'elle cherche à connaître, reste incomprise et opprimée par l'Inde britannique, affligée celle-là d'un fatal sentiment de supériorité. Cette opposition symbolique, les lieux où s'enracinent les romans la représentent, que ce soit l'Angleterre et l'Inde ou l'Angleterre et l'Italie, comme dans Monteriano (1905), le premier roman de Forster, ou dans Avec vue sur l'Arno (1908).

Le Plus Long des voyages (1907), son deuxième roman, ne connut pas le même succès que les autres. C'est, a-t-il expliqué dans une introduction datée de 1960, « le moins apprécié de mes cinq romans mais celui que je suis le plus heureux d'avoir écrit ». Forster était parti d'une idée, très froidement : « celle d'un homme qui découvre qu'il a un frère illégitime ». Puis il y eut d'autres idées, toute une confusion d'idées : métaphysique (qu'est-ce que la réalité ?), éthique (il faut affronter cette réalité), l'idéal (honni) de la public school britannique. Des lieux aussi : l'université de Cambridge, siège (aimé) de l'intelligence, et la région du Wiltshire où s'imposent encore, avec les pierres de Stonehenge et les anneaux des Figsbury Rings, l'Angleterre ancienne, celle de la terre et des valeurs traditionnelles. Avec aussi, telle une émanation, la personne d'un berger, beau et sauvage, rappelant le monde d'avant le péché, celui de la Grèce antique. Le livre, dans sa complexité, ses oppositions et ses questions non résolues, lui vint comme à son insu. « Les pensées et les émotions s'entrechoquaient. » De cette effervescence heureuse devait sortir des années plus tard Route des Indes, dont ce deuxième roman est comme la préfiguration. Les thèmes et les oppositions en sont élargis puisque ce ne sont plus des individus ou des institutions qui sont en cause mais deux pays : deux univers. Pourtant, dès ce début, tout est déjà là, de la vision complexe de Forster, de sa remarquable subtilité, de son art de tisser une intrigue passionnante, toujours surprenante.

Le piège du mariage dans Le Plus Long des voyages, Forster, qui aimait Jane Austen et la comédie sociale, prend pour cible un certain Herbert Pembroke, le maître de Dunwood House, à Sawston, c'est-à-dire le fleuron de ce système d'éducation anglais qui signifie le triomphe du philistinisme et la mort de l'esprit et qui fut le fondement de l'Empire. La satire se mêle intimement à la tragédie, car Rickie, l'homme infirme, en acceptant d'épouser la sœur de Pembroke, la belle Agnès – une figure inexistante, pas même visible, aux yeux de son ami Ansell – est pris au piège du mariage (« le plus long des voyages ») et des fausses valeurs de Sawston : un mort-vivant bientôt. Dégradation et mort. Abrupts, des accidents surviennent – et dans ces morts expéditives, on ne peut s'empêcher de voir l'esprit moqueur de Forster. La vie spontanée se présente à Rickie sous la forme de Stephen, un berger grec transporté dans la campagne anglaise, le demi-frère de Rickie, ivrogne, innocent, naturellement vertueux. Et le lecteur de se poser la question : lequel des deux sauvera l'autre ? Le lien entre les deux univers antagonistes va-t-il se nouer ? À cette présence forte de la pensée, il faut ajouter « les élans d'un poète », comme l'écrivait Virginia Woolf de son ami Forster, « des bouffées de poésie lyrique ».

                                                                             Christine Jordis