La Quinzaine Littéraire - n°993 - W.H. Auden brode sur La Tempête de Shakespeare

 La Quinzaine Littéraire - n°993 - W.H. Auden brode sur La Tempête de Shakespeare
01 juin 2009

W.H. Auden brode sur La Tempête de Shakespeare

W. H. Auden (1907-1973) est avec T. S. Eliot (1888-1965) l'une des deux grandes figures qui dominent la poésie anglaise du XXe siècle. Ils semblent, a priori, diamétralement opposés. Tandis qu'Eliot, né Américain, viendra vivre en Europe et deviendra finalement citoyen britannique, Auden suivra un parcours inverse en allant vivre aux États-Unis en 1939 et en adoptant la nationalité américaine en 1946 – avant de revenir en Europe pour de nombreux séjours.

Sur le plan idéologique, tout semble séparer les deux hommes : le jeune Auden s'identifie à la gauche marxiste et rejoint les républicains en Espagne, tandis qu'Eliot se définit comme un conservateur. Pourtant, Auden prendra ses distances par rapport à ses premiers engagements et s'orientera vers des positions beaucoup plus modérées. Son retour en 1940 à l'anglicanisme de son enfance, prélude à son évolution vers un existentialisme chrétien, n'est pas sans rappeler, à certains égards, la conversion anglicane d'Eliot en 1927, même si le christianisme représentait des orientations différentes pour les deux poètes. Enfin, dernière analogie et non la moindre : tout en étant passionnés de poésie, ils s'intéressaient tous deux beaucoup au théâtre et au drame poétique, à la fois comme créateurs et comme critiques. La publication de La Mer et le Miroir d'Auden vient nous le rappeler.

Cette édition bilingue permet d'apprécier les talents des deux traducteurs qui, confrontés à une tâche difficile, ont préféré, parfois, rendre le rythme d'Auden plutôt que son sens précis, surtout dans les parties poétiques aux formes très concises. Ils ont aussi réalisé un travail utile d'édition critique, Bruno Bayen signant l'avant-propos, et Pierre Pachet la postface, suivie d'une chronologie et d'une bibliographie.

Le poème dramatique d'Auden, composé de 1942 à 1944 et publié d'abord à New York en pleine guerre, en 1944, n'est pas seulement un commentaire de La Tempête de Shakespeare, comme le laisse croire modestement son sous-titre. Anticipant sur les constructions ludiques du postmodernisme, Auden nous propose une suite à la pièce, un supplément, une réécriture, une mise à distance, une parodie, bref ce que l'on pourrait décrire comme une « broderie » poétique et critique autour de La Tempête.

Pourquoi avoir choisi cette pièce pour réfléchir sur l'illusion dramatique et la magie de la création ? Parce que ces thèmes-là sont au cœur même de La Tempête, la dernière pièce de Shakespeare, qui est très connue, souvent jouée, et que l'on considère comme son « testament ». Elle a, de plus, une valeur particulière pour Auden, puisque, à l'âge de 15 ans, il a joué le rôle de Caliban dans une représentation organisée par son lycée. Une vingtaine d'années plus tard, la pièce l'habite toujours et il voit dans La Mer et le Miroir « mon ars poetica, tout comme je crois que La Tempêteest celui de Shakespeare ».

La Préface donne la parole à l'entrepreneur du spectacle qui s'adresse aux critiques. Le chapitre I, « Prospero à Ariel », revient sur les adieux du magicien à son esprit aérien qui l'a aidé dans ses entreprises. Apparaît alors un écart essentiel par rapport à la pièce : Prospero forme avec son serviteur un couple fondé sur la dépendance mutuelle, et presque pervers, car il est sans doute responsable de la dégradation de Caliban.

Le chapitre II, « Les seconds rôles », donne la parole successivement à douze personnages censés être de second plan, parmi lesquels on est surpris de trouver l'usurpateur Antonio, qui a trahi son frère Prospero, duc de Milan, et aussi la fille de Prospero, la belle Miranda, et son fiancé Ferdinand, fils du roi de Naples. Tout est conçu pour que Prospero, Ariel et Caliban soient perçus comme les personnages principaux du drame. C'est même à Caliban que revient le long chapitre III, « Caliban au public », le seul qui soit rédigé en prose. Le lecteur/spectateur s'étonne de voir ce fils d'une sorcière, cet esclave difforme, rebelle et inéducable selon son maître Prospero, prendre la parole une fois le rideau baissé, à la place de l'auteur, et s'exprimer dans une prose riche, complexe et subtile, qui se rapproche parfois de celle d'un Henry James. Prospero se trouve ainsi éclipsé, dépouillé de son rôle magistral, surtout après qu'il a reconnu qu'il y avait un peu de Caliban en lui. C'est à Caliban qu'Auden accorde le privilège de formuler les pensées informulées des spectateurs, après la pièce, et de leur répondre en deux temps, en s'adressant d'abord à ceux qui sont venus y chercher une instruction, puis au « troupeau » qui n'y a trouvé « rien à brouter ». Avant le bref post-scriptum poétique, « Ariel à Caliban », suggérant ce qui unit au fond les deux personnages, l'intervention la plus longue et la plus substantielle revient ainsi à Caliban, qui médite sur la magie du théâtre et la différence entre la vie et l'illusion comique.

Cet art poétique que nous propose Auden, dont le titre a des connotations vaguement conradiennes, garde une part de son mystère. La mer y joue un rôle essentiel, comme chez Shakespeare : elle engloutit les personnages naufragés pour les faire renaître, et finalement faciliter leur retour au pays, après leurs épreuves. Quant au miroir, c'est d'abord le miroir magique qui crée l'illusion théâtrale et donne une image déformée de la vie. Ces deux métaphores entretiennent des rapports complexes tout au long du drame, où Auden réussit cette gageure de révéler les illusions du théâtre tout en exaltant la magie de l'art.

                                                                                                                    Alain Jumeau