Matins mexicains et autres essais
Il était né au cœur de l'Angleterre industrielle et laborieuse, dans le bassin houiller des Midlands, à la fin du XIXe siècle. Pays de suie, de brouillard, éternellement drapé de gris, d'où il prit un jour la fuite, direction l'Italie, puis la Sicile, Ceylan, l'Australie, Tahiti... C'est finalement à des milliers de kilomètres de là, sur un autre continent — celui qu'on appelle le Nouveau Monde —, que D.H. Lawrence (1885-1930) connut « la plus grande expérience que le monde visible m'ait donné de vivre ». Une expérience de la beauté, de « la splendeur absolue », une révélation au retentissement démesuré. Le souffle coupé, le cœur et l'esprit soudain immobiles, comme frappés de stupeur par la lumière d'un matin « splendide et farouche ». Éblouissement esthétique et ébranlement métaphysique étroitement liés : « Soudain un nouveau repli de l'âme s'éveille... » Séjournant au Nouveau-Mexique, en 1922, quelque part entre Albuquerque et Santa Fe, D.H. Lawrence note : « Il existe toutes sortes de beautés en ce monde [...]. Mais la grandeur de la beauté, je ne l'ai jamais éprouvée qu'au Nouveau-Mexique. Tous les matins au ranch où, avec ma houe, je m'en allais en longeant le fossé jusqu'au canyon, et je restais là au pied des Rocheuses, dans leur silence intense et hautain, à contempler très au-delà du désert les montagnes bleues de l'Arizona, d'un bleu de calcédoine, et les étendues d'armoise gris-bleu qui s'étirent jusqu'à elles et que ponctuent les minuscules cristaux cubiques des maisons... »
Des mois passés à Santa Fe et au Mexique, au cours des années 1922-1924, D.H. Lawrence — l'auteur futur de L'Amant de lady Chatterley(1928), à quoi on réduit trop souvent ses écrits — a rapporté des récits de voyage qui sont parmi les plus belles pages de son œuvre, rassemblés dans Matins mexicains. Aux huit textes initiaux qui constituent le recueil, cette nouvelle édition, superbement traduite, illustrée et commentée, joint des lettres et articles qui contribuent à éclairer la personnalité et la pensée de l'écrivain anglais. Qui soulignent l'extraordinaire acuité de son regard sur les paysages, les êtres, les rites. Qui exposent aussi l'importance de la révélation que constitua, pour lui, cette immersion mexicaine, par laquelle se trouva confirmé son sentiment d'une dévitalisation irréversible de la vieille civilisation européenne — un affaissement, une chute consommée, qui rend plus extraordinaire encore le lien persistant, chez les Indiens Pueblo ou Hopi, entre l'homme et « l'énorme source cosmique de vitalité qui dispense la force, la puissance, l'énergie aux hommes capables de s'en saisir ».
Captivé par les manifestations de cette « religion qui précède le concept de dieu et qui, de ce fait, est plus grande et plus profonde que n'importe quelle religion à dieux », à savoir essentiellement les danses ancestrales, auxquelles il consacre des descriptions d'une intense beauté, D.H. Lawrence ne rêve pas d'une impossible conversion. Occidental il est, et il le demeurera, condamné à rester le spectateur passionné, interloqué et mélancolique de ces primitives liturgies magiques. Dont le souvenir toujours, désormais, l'aimantera en pensée vers cette terre et ses hommes — à peine rentré en Europe, il écrivait à un ami, le journaliste et éditeur John Middleton Murry : « Je veux aller vers le sud, là où il n'y a pas d'automne, là où le froid ne guette pas, accroupi tel un léopard des neiges attendant de sauter. Le cœur du Nord est mort, et les doigts du froid sont comme les doigts d'un cadavre. »
Nathalie Crom