La Quinzaine Littéraire - n°1064 - D.H. Lawrence : loin des romans ?

 La Quinzaine Littéraire - n°1064 - D.H. Lawrence : loin des romans ?
01 juillet 2012

D.H. Lawrence : loin des romans ?

Plus d'un demi-siècle après le procès retentissant gagné par les éditions Penguin en 1960 pour obtenir le droit de publier L'Amant de lady Chatterley dans une version non expurgée, personne n'aurait aujourd'hui l'idée de considérer D.H. Lawrence (1885-1930) comme un vulgaire pornographe. Il a désormais sa place reconnue dans le courant moderniste qui a marqué la littérature anglaise du début du XXe siècle. Mais, en dehors de ce livre célèbre qui continue d'attirer par son parfum de scandale, connaît-on ses romans ? On peut l'espérer ; mais la question se pose bien plus encore pour les autres aspects de son œuvre abondante et diverse, qui comprend aussi bien des peintures, des dessins, des pièces de théâtre, des poèmes, que des nouvelles et des récits de voyage. Deux publications récentes nous permettent d'apprécier ces deux derniers domaines. 

Lawrence a laissé derrière lui un grand nombre de nouvelles, que Le Bruit du temps a entrepris de publier dans leur intégralité. Le présent volume est déjà le troisième des Nouvelles complètes, dont les premiers volumes, Étreintes aux champs et L'Officier prussien, traduits déjà par Marc Amfreville, ont paru respectivement en 2009 et 2011.

Avec Chère, ô chère Angleterre, nous avons affaire à dix nouvelles écrites pendant la Première Guerre mondiale, ou bien juste avant, ou bien juste après, suivies de quatre textes de la même époque non recueillis préalablement : deux autres nouvelles et deux esquisses, plus brèves, mais non moins intéressantes. Le tout rassemble des textes qui précèdent le départ définitif de Lawrence loin de l'Angleterre en 1922. Le titre de l'ensemble, qui est aussi celui de la première nouvelle, de loin la plus longue et qui donne sa tonalité au recueil, peut paraître légèrement énigmatique pour des lecteurs du XXIe siècle. C'est en fait la reprise d'un poème patriotique qui connut une grande popularité au début de la Grande Guerre, et que l'on doit à W.E. Henley (1849-1903), un critique littéraire, poète et dramaturge, passé à la postérité comme l'ami de Stevenson qui a écrit plusieurs pièces de théâtre en collaboration avec lui. Le refrain de ce poème est en effet : « Qu'ai-je fait pour toi, chère, ô chère Angleterre / Que ne ferais-je pas pour toi, Angleterre, mon Angleterre ? »

À l'exception du « Sentier des primevères » et du « Piège mortel », écrits en 1913, et de « Un comble », qui date de 1919, la même année que les deux esquisses, « Adolf » et « Rex », qui forment presque un diptyque, toutes les nouvelles évoquent la gurerre et ses conséquences sur la vie de la population. C'est une période de cauchemar pour l'auteur, non combattant, mais harcelé dans sa vie privée en Cornouailles, parce qu'il est soupçonné d'activités d'espionnage, du fait qu'il a épousé Frieda, une Allemande. Mais c'est d'abord une période d'horreur pour les combattants au front, et de grandes perturbations pour les civils à l'arrière. Dans la nouvelle éponyme, on retrouve dans les sentiments du personnage principal la position personnelle de l'auteur : « Et donc, quand la guerre éclata, tout son instinct s'insurgea contre le conflit mondial… Il lui semblait tout simplement contre nature de haïr une nation en bloc. »

Dans certaines nouvelles, on observe des femmes qui occupent des emplois laissés vacants par les hommes mobilisés (« Vos tickets, s'il vous plaît », « Monnaie de singe ») ; dans d'autres, on suit la destinée tragique d'hommes mutilés dans le conflit (« L'aveugle », « Le dé à coudre ») ou anéantis par la mort (« Chère, ô chère Angleterre »). Il est question d'événements quasiment historiques, comme le recrutement en février 1915 de l'armée nouvelle pour préparer la grande offensive de l'été 1916 (« Samson et Dalila »), mais aussi d'anecdotes plus privées, plus banales, comme ce qui est arrivé à ce soldat anglais marié, qui a engrossé une jeune femme belge quand il était sur le Continent (« Un paon en hiver »). La guerre occupe rarement le premier plan, mais elle fait partout sentir sa présence, sourde et oppressante. Lawrence s'emploie à en suggérer la violence pour tous ceux qui sont concernés par elle, de près ou de loin. Cela ne l'empêche nullement d'être fasciné par une autre forme de violence, celle du désir et notamment du désir féminin (« Vos tickets, s'il vous plaît », « Monnaie de singe »), mais aussi par la vitalité des animaux (« Adolf », « Rex ») et par la beauté du monde végétal et notamment des fleurs.

C'est ainsi que l'on trouve ici un rappel de divers motifs présents également dans ses romans. Les nouvelles ont bien sûr leur intérêt propre, puisque Lawrence y est à son meilleur, mais elles peuvent aussi éclairer les romans.

                                                                                                 Alain Jumeau