Publié en 2017, Rondes de nuit fait l’objet deux ans plus tard d’une réédition dans la collection de poche des mêmes éditions Le Bruit du Temps, qui accompagnent ainsi son succès. L’éditeur ne se fait pas faute de mentionner l’accueil élogieux reçu par cet essai, dont les critiques ont salué la singularité dans la production récente en histoire et critique littéraires. Il faut ici rappeler que les éditions Le Bruit du temps ont été fondées par Antoine Jaccottet, fils de Philippe Jaccottet et ancien employé des éditions Gallimard, pour accueillir de nombreux auteurs de langue française, et en traduction, de toute l’Europe littéraire.
Rondes de nuit d’Amaury Nauroy rend hommage à Henry‑Louis Mermod, le grand éditeur suisse, dans un essai autobiographique, qui fait également le portrait de la Suisse du début du xxe siècle à nos jours. Plutôt que d’évoquer le genre de l’essai, l’auteur s’inspire de deux images complémentaires pour définir sa poétique : la fantaisie et la ronde. Le mot “fantaisie”, qui s’appuie sur le nom de la maison imaginée par Mermod, est décliné dans différentes acceptions, en regard au célèbre tableau de Rembrandt exposé au Rijksmuseum Amsterdam, qui donne son titre au livre : Rondes de nuit (1642). Alors que le texte suit, dans l’ensemble, le fil chronologique des événements, les allers-retours des souvenirs de l’auteur, fabriquent une “fantaisie” littéraire, qui trace son sillon dans la terre suisse romande et ses trois grandes villes, Lausanne avant tout, Genève, et pour finir Neuchâtel. L’auteur s’appuie sur de petits catalogues de phrases et d’adjectifs, qui décrivent des personnes, des situations et des lieux : les phrases se trouvent juxtaposées, sans ponctuation, à la verticale, assez concises la plupart du temps. Il s’agit tantôt de véritables listes de mots, tantôt, à l’opposé, de paragraphes juxtaposés, où de longues phrases sont simplement alignées (mais le procédé est plus rare). L’effet de catalogue est souligné visuellement par la présence du blanc sur la page. Le livre tient ainsi de la galerie de portraits et de l’album de souvenirs — mais le terme de catalogue renvoie aussi à ceux que produisaient Mermod ; fruits de tout son travail, ces derniers pouvaient donner une idée générale des nouveautés, des classiques et des orientations de sa politique éditoriale. La galerie biographique semble animée quant à elle, à l’instar d’une ronde, par un mouvement très discret d’allers-retours critiques, qui éclairent, à distance, la fantaisie des juxtapositions en expansion. La ronde, issue de la danse et de la musique, revient sur elle-même, alors que la fantaisie avance, suivant le fil des jours. Ces deux mouvements se croisent tout au long de l’ouvrage.
Qu’elle ait lieu entre les phrases, entre les chapitres ou encore entre les personnes, la juxtaposition ne se confond pas avec une accumulation aveugle : elle fabrique du sens — un sens en expansion : les souvenirs personnels éclairent ainsi des enjeux qui relèvent autant de l’histoire éditoriale que de l’histoire culturelle des mentalités et de l’histoire littéraire de la Suisse.
À travers le portrait d’une dynastie, les Mermod, nous entrons ainsi dans l’histoire moderne de la Suisse, comme au fil de l’eau — à l’image de l’eau où sont jetées les cendres de Mermod. Le texte évoque ainsi l’eau qui traverse la Suisse, puis la France, par le Rhône, avant de se plonger dans la mer Méditerranée : elle s’ouvre sur un infini.
Ni ouvrage théorique ni panorama de la Suisse littéraire, Rondes de nuit est un essai à la première personne, qui fait fond sur de nombreux documents, notamment des extraits d’échanges épistolaires ; l’essayiste évoque la vie de sa famille littéraire et personnelle, la ronde des auteurs et des artistes, la ronde de la famille Mermod et la ronde des amitiés, de ses proches. Les analyses du critique Georges Poulet, l’un des tenants de « l’école de Genève », sur les « métamorphoses du cercle » contribuent au passage à éclairer les enjeux de ce motif circulaire dans le livre.
Les documents sont souvent présentés avec précision : extraits de lettres assez longs, quelques croquis et tableaux. Ce sont autant d’hommages mélancoliques à des figures aimées, appréciées et regrettées. La répétition de la phrase “je me souviens de” dans l’ensemble du livre insiste sur cette mélancolie qui marque le fond de cette toile littéraire inspirée par Rembrandt. L’auteur y évoque trois rencontres singulières entre Jacques Chessex et Gustave Roud, où ce dernier est en pleurs. Le sourire y est teinté de mélancolie. Le texte n’hésite pas non plus à citer l’affaire du libraire Ségalat, un drame tragique, un fait divers sanglant. L’anecdote, peu commentée, est introduite par une citation de Dostoïevski. Elle semble étrangère à ce milieu et, pourtant, elle dévoile, elle aussi, ses doutes et ses absurdités.
La distance temporelle entre l’auteur adulte et l’enfant qu’il était, un enfant qui observe son entourage, est constitutive de la mélancolie de cet hommage intemporel écrit à la mémoire de Mermod – la quatrième de couverture propose ainsi un extrait situé au milieu de l’ouvrage, où il est question de l’enfance. L’évocation sobre de la mort de l’éditeur, une mort naturelle, donne le ton de l’essai. L’auteur invite à suivre, enfin, le fil des éditions nourries par la vie de cette grande figure suisse. De même, la Coda s’ouvre sur le mot “expansion”, pour représenter le mouvement du domaine poétique et du livre, l’essai. Les souvenirs de jeunesse sont évoqués, sans ordre tout à fait chronologique, par le passage des générations : de jeunesse en jeunesse, les souvenirs, les portraits et, surtout, les réflexions sur la Suisse et sur la dynastie des Mermod, sont reprises tout au long du texte. Les thèmes principaux de la biographie et des réflexions, la mort, la vie et la jeunesse, sont développés par les drames de la vie du quotidien, les petits-à-côtés du bonheur ou du malheur. Il s’agit de se souvenir, ou plutôt, selon l’auteur, de contempler et de regarder — un paysage intérieur, surgi du passé, et un paysage extérieur, qui appelle à la réflexion.
Le livre se compose de trois grandes parties, d’une introduction — centrée sur le tableau de Rembrandt — et d’une Coda. La première partie est consacrée à Mermod, à la Fantaisie, qui est à la fois le nom d’une villa et de sa maison d’édition. La deuxième partie aborde plus spécifiquement les auteurs édités par Mermod, Ramuz et Roud, entre autres, tandis que la dernière partie donne place à la génération suivante, à Philippe Jaccottet et aux descendants de Henry‑Louis Mermod.
Dans l’ensemble du texte, l’approche est plutôt historique : l’auteur retrace l’histoire éditoriale de la Suisse. Mermod est dépeint comme un original : la description commence par son élégance vestimentaire et sa fantaisie personnelle. Figure très riche et généreuse, dont la réputation n’est plus à faire, il a été le mécène de plusieurs auteurs et artistes, tant sur le plan personnel, que professionnel. Sa largesse, selon le mot qu’affectionnait Jean Starobinski, renoue avec la sémantique baroque, ou plutôt rococo, du terme « fantaisie » dans l’histoire de l’art ; plus tardif et plus proche du débordement rococo, la fantaisie est, pourtant, plus légère. Sa largesse est évoquée selon plusieurs niveaux sémantiques : elle relève de la dépense aristocratique (Baudrillard) et du mécénat culturel (architecture, mode, et, en priorité, livres et arts). On peut citer, en ce sens, sa maison personnelle, la villa Fantaisie, d’une grande originalité, et son mode de vie, au quotidien, dans le cercle culturel et mondain de l’époque. Henry-Louis Mermod représente, enfin, l’horloger suisse tel que le décrit Amaury Nauroy.
En contrepoint à ce symbole, l’auteur rappelle les figures ancestrales des paysans suisses et des auteurs marcheurs suisses, proches des paysans. Largesse et rudesse vont de pair dans ce pays : Mermod sillonne les routes des montagnes suisses et de la campagne suisse, pour rendre visite aux auteurs et observer la nature. Il y retrouve l’identité de la suisse de Ramuz, le chantre du roman suisse, et de Gustave Roud, le poète schubertien, qui vivait isolé dans les champs et qui a inspiré Philippe Jaccottet.
Faire le portrait de Mermod revenait aussi à faire celui de la Suisse, connue pour ses milieux financiers tout autant que pour sa culture et sa nature. Les villes sont peu décrites, si ce n’est, en majeur, par l’activité éditoriale, et, en mineur, pas leur vie culturelle (spectacles, rencontres, etc..). Par contre, on trouve de nombreux passages, proches de la prose poétique, qui évoquent la nature et qui conduisent à Grignan, en France, le village d’adoption de Philippe Jaccottet. Rappelons l’image du fleuve qui se jette de la Suisse en France, vers la Méditerranée ; elle est aussi à l’image de la langue française qui innerve les liens entre ces terres. Même si la réflexion historique de l’auteur s’attache à faire un portrait, plus général, de la Suisse, il s’agit, avant tout, de la Suisse romande. Ces éléments rappellent les affinités littéraires entre les langues et cette petite Suisse en France, où vit l’illustre poète. Les contrastes sont, souvent, saisissants.
L’auteur insiste tout au long de l’essai sur ces contrepoints en recourant à de nombreuses images qui rappellent le choix initial d’un livre inspiré à la fois par une Fantaisie et par un tableau plus sombre de Rembrandt. Ces deux choix artistiques s’opposent avec force sur le plan des couleurs, de la lumière et des figures. Il faudrait convoquer les Géorgiques de Virgile plutôt que les Bucoliques : il ne s’agit pas de décrire une nature bucolique, mais un champ cultivé, la terre de l’agriculture, et celle plus sauvage des montagnes ; la rudesse et la sobriété de cet univers très concret, proche de la terre et du quotidien, marche de pair avec celui, plus fantasque et plus créatif, des citadins suisses cultivés.
Ce diptyque brossé par l’auteur de Rondes de Nuit offre un bilan de l’histoire éditoriale suisse (Mermod) et de l’histoire littéraire et artistique nationale. Mais le catalogue du collectionneur érudit s’ouvre aussi à une analyse de son identité culturelle.
L’auteur donne des repères essentiels sur l’histoire éditoriale de Mermod, à travers sa vie, ses relations professionnelles et ses choix de publications : des auteurs illustres ; une collaboration importante avec des peintres ; la création de deux collections, “Le livre de proche”, à destination du grand public, et “Le Bouquet”, qui développe ces relations littéraires avec l’art pictural ; son courage pendant la guerre, dans une situation critique, et sa place au niveau international. L’éloge éclaire des choix prestigieux, un engagement financier à tous les niveaux, un charisme imposant. Proche de ses partenaires et proche de sa famille, Mermod est à l’origine d’un carrefour culturel relayé, un peu, par Philippe Jaccottet : le petit cercle littéraire et culturel d’amitiés évoqué par le texte insiste sur cette interaction entre la vie et l’œuvre.
Par ailleurs, l’auteur rappelle qu’il s’agit d’un éditeur proche du libraire-imprimeur, qui est à l’origine de ce métier en Suisse : l’éditeur artisan tient à des livres de bonne facture, très souvent illustrés, où l’art doit avoir sa place, conduisant à ce commentaire :
Dans le monde francophone jusqu’à la Monarchie de Juillet, à proprement parler il n’y avait pas encore d’éditeurs ; on parlait de libraires-imprimeurs, d’imprimeurs libraires, plus couramment de librairies tout court. Mermod vous l’aurait infiniment mieux fait sentir que moi. (p. 53).
Sur le plan de l’histoire picturale, sont évoqués, entre autres, René Auberjonois, au début, et, Claude Garache, dans les derniers chapitres. Tout un chapitre est consacré à ce peintre du rouge (silhouettes de femmes, paysages et portraits). A. Nauroy cite aussi le rouge des natures mortes et des paysages de l’épouse du poète Philippe Jaccottet. Ce sont, surtout, des peintres de la nature, très souvent figuratifs, qui usent de l’aquarelle et du dessin, plu encore que de l’huile. Ils proposent des esquisses et des ébauches, des silhouettes et des peintures qui essaient de contempler le monde en expansion.
Sur le plan de l’histoire littéraire, l’auteur montre combien le roman et le domaine poétique sont importants en Suisse — côte à côte, alors que le roman domine le marché des auteurs et du public ; le domaine poétique, de Gustave Roud à Philippe Jaccottet, en passant par Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Corinna Bille, Pierre Oster, etc., est très bien représenté : « largesse » de l’éditeur, souci d’une spécificité suisse, et surtout attention prêtée à la prose poétique tout autant qu’aux poèmes courts.
Dans l’histoire du genre poétique, les auteurs retenus sont de veine plutôt lyrique ; la poésie est associée à la musique classique et à la musicalité. La présentation du roman repose quant à elle sur une conception plus traditionnelle de la facture du genre romanesque et sur son attention aux paysages, qui a conduit à la littérature de voyage (Nicolas Bouvier).
Pour finir, on soulignera l’insistance sur la mélancolie et les doutes qu’elle entraîne. Le questionnement du littéraire touche celui du religieux, le protestantisme suisse, et celui du sens face au tragique. L’essai propose, ainsi, une méditation poétique et une réflexion philosophique en expansion, où le poème lui-même est à penser à la lumière de l’essai et du spirituel. Pour Pierre Oster, poète peu croyant, seule la création poétique répond, encore, à ces questions. « Peu importe que ce soit possible ou non : [Pierre Oster] essaie. Il place avec inquiétude ses vers dans “un milieu agité” […]. Il se refuse à livrer de ses poèmes une version définitive, les rêvant comme de grands paysages à bords ouverts » (p. 329).
Par Natacha Lafond