En attendant Nadeau, "Quand chantent les sirènes", par Yaël Pachet

 En attendant Nadeau, "Quand chantent les sirènes", par Yaël Pachet
15 2021

 

Le Traité des sirènes est composé de textes intitulés « dignité » et numérotés de un à quarante-huit. Le poète Philippe Beck y propose une relecture d’Homère, qui est une forme de dignité en tant qu’elle se sait nourrie d’innombrables lectures de l’Iliade et de l’Odyssée, depuis la plus haute Antiquité jusqu’à aujourd’hui, et que ces lectures et ces commentaires ont constitué à force, eux aussi, un texte, une montagne, un paysage. Philippe Beck laisse dans ses proses poétiques une place importante aux citations, qui s’y trouvent aussi naturellement que des rochers parmi d’autres rochers sur une plage.

Peu de poètes ont cette capacité de susciter autant d’intérêt que d’exaspération. Pris au piège d’une poésie qui laisse entrevoir un sésame philosophique tout en instaurant, par un subtil jeu de déconstruction (lui aussi insaisissable), l’impossibilité de s’emparer d’aucun concept, le lecteur désemparé a parfois l’impression d’avoir affaire au malin génie en personne. Mais c’est bien l’impeccable tenue philosophique de Philippe Beck qui sous-tend ce piège, cette ruse de sirène. Son texte nous fait voir, comme un vêtement tourné sur son envers, les différentes pièces dont est constituée toute lecture. Si les pharisiens dénombraient dans la lecture des textes sacrés quatre niveaux d’explication (littéral, approfondi, allégorique et ésotérique), notre lecture moderne, qui a dépassé ou croit avoir dépassé depuis longtemps l’archaïque exégèse allégorique, est hantée par une telle terreur, une telle vénération, un tel amour du texte, qu’elle ne peut renoncer à considérer tout texte comme une allégorie, c’est-à-dire comme quelque chose qui parle d’une chose tout en en désignant une autre.

La lecture d’Homère a connu des siècles de délire interprétatif qu’on appelle dans le jargon savant l’allégorèse. On peut opposer à l’allégorie le symbole, comme le fait Deleuze dans son introduction à L’Apocalypse de D. H. Lawrence, et dédaigner ce travail interprétatif, mais on laisserait dans l’ombre ce qui est toujours agissant dans la lecture, un amour et une crainte pour l’énigme que Philippe Beck ne renie pas. On peut aussi considérer que le récit d’Homère, contrairement au récit biblique auquel Erich Auerbach l’oppose dans Mimésis, « ne connaît pas d’arrière-plan », offre au lecteur « un présent également éclairé, également objectif ». Ce qui en résulte, c’est, selon Auerbach, « une image de l’homme relativement simple. Ce qui compte pour eux, c’est l’existence physique de l’homme et la joie qu’il en éprouve, joie qu’ils aspirent avant tout à nous rendre sensible ». Il est par conséquent extraordinaire de constater à quel point, face à ce texte qui nous propose une joie sans arrière-plan, on s’est acharné à trouver un sens caché et à quel point on a voulu, avec rage et passion, sur tant de siècles, défaire l’intensité cumulative d’Homère pour en tirer une chaîne linéaire allégorique, comme on réalise le cardage, le peignage et le filage de la laine.

Ce que nous propose Philippe Beck, c’est de tenir le coup, embarqués dans le poème comme Ulysse et ses coéquipiers glissant aux abords des rochers où crient-chantent les sirènes, et, moyennant, certes, une sorte d’effort, une forme de renoncement à notre chère pensée discursive, d’y gagner la possibilité d’une écoute. La musique est bien sûr l’enjeu de cette expérience, mais pas seulement : face à la sonorité, le rapport entre un sujet et l’objet de sa contemplation se défait, s’enroule sur lui-même. Le son pénètre, il rentre dans le corps, cherche à être accueilli au plus profond, avant d’être interprété, entendu, voire écouté. Être, comme Ulysse, attaché à un mât, c’est être en proie à un désir qui est tellement exaspéré qu’il n’est plus tout à fait le désir d’un sujet pour un objet. Ce désir a le don de retourner les cartes du langage et de retourner aussi bien le sujet en objet que l’objet en sujet. Qui écoute qui ? « La Sirène contracte la nuit […] Héros “qui a vu et connaît”, dans les termes du Chant I de l’Odyssée, il veut encore savoir ce qu’est le savoir qui arrive en se donnant comme un chant du lointain […] Le soi, comme le moi qui n’est que “sac en tapisserie” (Melville), navigue et attend de voir. Il entend rencontrer l’attente même, sa vérité. »

Les Sirènes savent ou prétendent savoir quelque chose. Dans le chant 12 de l’Odyssée, Ulysse s’exprime (sans arrière-plan, comme le dit Auerbach). Ses compagnons vont dormir près du bateau sur l’île de Circé. Circé le rejoint au crépuscule, s’étend près de lui et l’interroge longuement : « Je lui contai donc tout dans l’ordre, point par point » (traduction de Philippe Jaccottet). Elle l’avertit du danger des Sirènes et de tous les dangers qu’il va rencontrer. Imprudent, les Sirènes l’ensorcellent « d’un chant clair, assises dans un pré, et l’on voit s’entasser près d’elles les os des corps décomposés dont les chairs se réduisent ». Elle lui suggère pourtant un subterfuge, une ruse à lui, rusé parmi les rusés : en se faisant attacher, « debout sur l’emplanture », il pourra « goûter la joie d’entendre les Sirènes ».

Kafka imagine dans sa nouvelle Le silence des Sirènes qu’elles font semblant de chanter. Il va même plus loin : « Ulysse, dit-elle [la légende], était si fertile en inventions, c’était un si rusé compère que la Destinée elle-même ne pouvait lire dans son cœur. Peut-être, encore que la chose passe l’entendement humain, peut-être a-t-il réellement vu que les Sirènes se taisaient et n’a-t-il fait que simuler, pour leur opposer, et aux dieux, l’attitude que nous avons dite, comme une sorte de bouclier» (traduction d’Alexandre Vialatte). Philippe Beck voit dans ce texte de Kafka « la disparition du son éloquent […] un mutisme lyrique [qui] est peut-être le silence des algues séchées au bord de l’eau, ou des joncs que le vent fait chanter d’ordinaire, témoins paradoxaux des jungles aux mille violences tues comme Orphée est une discrète tanière aux mille monstres ». Une violence ou mille violences que le mythe recouvre ou dissimule ? Il nous faut, dit Philippe Beck, le « pénible courage d’entendre ce qui précède le silence : la plainte pure, avant tout voyage au pays de l’effort » et nous devons nous  apercevoir, enfin, que les marins, « soumis au rythme du silence, sont pourtant les Sirènes les plus proches, et endurent Sirius qui dessèche les efforts ».

Pour Philippe Beck, « Sirène est un énoncé illimité, une résonance dans le discours, un discours qui se fait bruit à travers l’espace que rien ne comprime ; l’écho lyrique de la parole qui vibre de sa plainte charmante ou rugueuse est un défi à l’entendement du héros attaché au mât. » Dans un sens, qu’elles aient ou non chanté, le chant des Sirènes reste dans tous les cas inaudible ou inaccessible. Pour être capable d’entendre ce chant, il faudrait peut-être déjà être capable de le créer dans sa pensée. On se rend bien compte qu’écouter de la musique consiste à la reproduire en soi, à la jouer intimement à l’intérieur de soi. Alors, comme Henri Michaux qui devient dès qu’il dort un sportif au lit (« Le sportif au lit », dans La nuit remue), la virtuosité du musicien que l’on écoute devient nôtre et on devient capable, non seulement du geste musical, mais, comme le dit Michaux, de la vraie justesse.

Malgré ou grâce au fabuleux plaisir que l’on prend à écouter de la musique, car « les Sirènes laissent miroiter un plaisir supérieur qui est seulement une jouissance du corps désireux de toucher au Bien », Philippe Beck voit la possibilité d’une politique, politique proposée et en même temps subie par ces créatures qu’on a dévalorisées par rapport aux Muses, « Muses déchirées ou déchues, qui ou bien guident les âmes vers le Bas ou bien leur indiquent comment le monde d’en bas se surmonte en se niant » : « La Sirène est un peuple qui brille, ou s’élabore en scintillant, comme une silhouette indéfinie. Elle interdit la solitude de la pensée ». Au contraire, la Sirène convoque, elle révèle un plusieurs « esclave et fuyant ». « Le chant féminin aux limites de l’eau glisse vers une généralité que l’avertissement désigne : le chant inquiétant fait seulement résonner le trouble de tous dans l’éclat des vagues qui se brisent. » Cette notion du peuple a quelque chose d’animal, presque d’archaïque, c’est, là encore, moins un concept qu’un réflexe qui nous rassemble dans la nuit, dans la peur. Ce chant des sirènes, « ce chant inapparent, qui disparaît dans la brume du cri, le tombeau d’air où plus rien ne résonne, est ce que raconte abstraitement la mélopée des oiseaux de l’eau [les Sirènes n’ont pas toujours été poissons, mais des oiseaux, longtemps]… Rien ne les fera entendre ou voir complètement, sinon l’oreille animale qui entend les ultrasons auxquels les hommes restent sourds, comme s’ils avaient oublié la peur ». Et Philippe Beck conclut cette réflexion ainsi : « L’attirance restera pure et douloureuse, à raison de l’oubli de la peur que l’écoute suppose. » Il écrit aussi : « La musique reste l’épreuve du monde. Et le monde veut et ne veut pas le silence. »

 

Ainsi, on approche un lieu, une typologie du signe « Sirènes », en se défaisant d’une habitude de lecture, comme celle qu’on a d’une musique tonale articulée aux simples modes mineur et majeur (laissant tomber tous les autres modes devenus trop complexes, puis non reconnaissables et finalement inaudibles) : « Dans le mot Sirène, l’oreille lectrice cherche sourdement à comprendre qu’une chorale de femmes abstraites claironne subtilement la loi d’un murmure sans fond, l’énigme du chant qui hante le silence où la pensée affronte sa matière nue ». Quand Orphée viendra, quand les muses, ces rivales subtiles des Sirènes, les remplaceront et les annuleront, la leçon d’harmonie remettra en ordre ce chaos cosmique, cette musique incompréhensible, cette profonde équivoque d’un chant qui est aussi un cri et ne cherche pas à s’en distinguer (et qui pourtant travaille notre amour et notre fascination pour la voix). Beck ne dédaigne pas les exégèses incessantes qui ont travaillé à comprendre l’Odyssée en élaborant une énigme pour mieux la déboulonner (délire interprétatif contre lequel Auerbach se dressait). Il reprend, par exemple, un commentaire de Cicéron : « “Homère a bien vu que sa fable serait sans crédit s’il n’y avait eu que des petites chansons pour emprisonner dans les mailles d’un filet un homme comme Ulysse : c’est donc la science que les Sirènes promettent, une chose qu’il n’eût pas été étonnant de voir un homme ambitieux de sagesse préférer à sa patrie. » Cicéron (De finibus) omet de dire qu’Ulysse refuse la sagesse parfaite, le retour à l’épopée révolue comme à la plus grande menace. Aller à Ithaque, c’est tourner le dos à la guerre de Troie. Le savoir absolu est inaccessible comme la mort qui se donne pour le Bonheur. L’encyclopédie de la mort peut être lue sur les côtes jonchées d’os qui n’ont plus le goût d’écouter ni de chanter ce qu’ils ont entendu. »

Ce qui frappe dans ces textes de Philippe Beck, c’est peut-être moins la déconstruction à l’œuvre que l’apparition éblouissante des termes de la nature qui, débarrassés des allégories dont on a voulu affubler un texte qui ne visait que la joie d’être, dans un premier plan absolu, retrouvent toute leur puissance en dehors de toute ruse figurative. À chaque fois que la plage, le sable, les vagues, le vent apparaissent, souffle sur le lecteur une puissance cosmique. C’est là qu’on perçoit, comme sur la peau, que ces textes ne sont pas des théories cachées, cryptées, mais la tentative de nous connecter avec ce monde qui nous entoure, nous atteint, nous contamine : « L’intérieur conseiller est une plage dont le sable est une cendre de désir » sonne alors comme un véritable cri.

Par Yaël Pachet