Chesterton, colosse paradoxal
Il incarna ce que l’Angleterre fait de mieux : un catholique francophile. Ce joyeux Don Quichotte mit sa plume infatigable au service du bon sens divin.
Chesterton soutenait que dans l’œuvre de tout romancier, il y a un livre dont le titre résume son attitude devant la vie : il donnait pour exemple Dickens et ses Grandes Espérances. Quel titre de Chesterton pour résumer sa propre attitude ? S’agissant de ses essais, c’est à coup sûr The Everlasting Man (1925), L’Homme éternel, qui l’avoue mieux. « Un Don Quichotte qui aurait pris le physique de Sancho Pança », comme l’appelle Philippe Maxence, l’un des plus éminents chestertoniens de ce côté-ci du Channel ; un Don Quichotte amateur de havanes et de grands crus, catholique en un mot, c’est-à-dire médiéval, avec ce qu’il y faut de colossal et d’enfantin. Enfantin, c’est Larbaud qui le dit ; colossal, c’est Claudel, l’un et l’autre l’ont traduit, et c’est vrai que « colossal » est un adjectif à sa mesure, physique tout d’abord, et littéraire : auteur d’une centaine de volumes dont beaucoup de recueils d’articles, commentaires de l’actualité à la lumière de l’inactuel, comme Le Puits, Les Bas-Fonds et La Chose, pourquoi je suis catholique. Colossal aussi, peut-être surtout, dans sa manière de retourner en paradoxes les apparences de la réalité la plus banale, de déceler le mystère sous les plus rassurantes couleurs de l’habitude.
Le monde moderne, imbu de la science et de sa technique, désenchanté et voulu tel, ce monde monstrueusement plat que l’on ose proposer pour tout horizon aux fils de Dieu, voilà ce qui rebutait sa charité. Claudel avait fait lire à Charles-Albert Cingria ce passage du Nommé Jeudi, un roman où Chesterton laisse pointer son enthousiasme : « Alors cette grande gloire d’être simplement un homme l’exalta, sans qu’il eût pu dire pourquoi ni comment, à une hauteur incommensurable au-dessus des monstres qui l’entouraient. » (Les monstres sont une bande d’anarchistes, guère moins monstrueux, pour tout dire, que les citoyens paisibles qui les entourent.) Enthousiaste, « habité par le dieu » et nul plus que Chesterton n’aura été fidèle à l’étymologie ; et que faire de mieux, quand on est enthousiaste, que de partir terrasser les monstres ?
C’est ainsi que Chesterton a écrit « le seul roman de chevalerie de notre temps », selon Pierre Boutang, qui l’a traduit : L’Auberge volante, où l’Angleterre convertie à l’islam est libérée par un Irlandais chanteur, ancien roi d’Ithaque. Il est étonnant qu’aucun éditeur n’ait encore songé à le republier. Voici, en revanche, sa petite vie de saint François d’Assise, et l’art et la foi ensemble de Chesterton ne pouvaient trouver plus beau sujet : « [François] fut un amoureux de Dieu ; et il fut réllement et véritablement un amoureux des hommes, ce qui est peut-être une vocation mystique beaucoup plus rare. » « Il est difficile, écrit Anne Weber dans sa préface, d’imaginer qu’un lecteur, un seul, puisse rester indifférent, ou, pire, cynique face à ces deux êtres : celui qui fait l’objet de ce livre et celui qui l’écrit. » Dieu l’entende…
Philippe Barthelet