Léon Chestov, La Philosophie de la tragédie
Les éditions Le Bruit du temps viennent de publier La Philosophie de la tragédie : Dostoïeski et Nietzsche (1903), du philosophe russe Léon Chestov. Une édition très documentée, signée d’une préface de Ramona Fotiade et d’une postface de George Steiner, pour un texte fondateur de la critique nietzschéenne.
« Aimes-tu les damnés, dis, connais-tu l’irrémissible ? »
Nous pouvons considérer Léon Chestov (1866-1938) comme l’un des philosophes les plus importants de l’école russe. Quoique croyant, ou bien par ce fait, sa philosophie s’exprimait d’abord par une recherche effrénée de l’expérience du désespoir, expérience première tout autant que dernière pour l’homme (l’homme vient en pleurs et, par un trajet parcouru d’efforts infinis et absurdes, meurt dans l’angoisse). Il faut en meme temps insister sur sa volonté à faire sortir la philosophie du « système », ce qui ce pendant une invitation à un retour à la vie : ainsi que Nietzsche et Dostoïevski, il estimait que la vie ne se résume pas à sa rationalisation, à son équation, mais ne s’entend que dans son vécu et la reconnaissance de sa course sans fin. Entendons par là sans but. L’homme, pour être libre, doit retourner au fondement de lui-même, à son expérience la plus souterraine : quittant ses certitudes et ses vérités, il doit reconduire sa pensée à l’existence.
« Avec Chestov, il n’y a pas de place pour une position nuancée. C’est tout ou rien. Pas de demi-mesure. La passion de Dieu l’habite, violence inouïe qui se brisera contre le Royaume, à moins qu’elle ne s’en empare. Et l’idée de philosophie correspond à cette tension de l’âme que la physiologie n’a pas encore expliquée. “Le tonnerre, les cris, tout cela est avant la raison.” » (Ramona Fotiade dans Chestov, Athènes et Jérusalem, p. 252).
Le radicalisme de Chestov ne souffre pour autant d’aucun étiquetage de sa pensée ; sa radicalité, si nous devons l’appeler ainsi, ne s’exprime qu’en tant qu’elle est une critique sans cesse renouvelée des vérités. Et la vérité, en première instance, ne s’entend pas dans le système, mais bien dans la vie, elle demande son expérience, sa valorisation pourrait-on dire. « Mon intention n’est jamais de provoquer la contradiction. […] Dès que vous sentez contre moi, vous ne pouvez pas comprendre mon état, ni par conséquent mes arguments. Il faut que vous soyez victime de la même passion », écrivait Nietzsche. Peut-être pouvons-nous considérer Léon Chestov comme le premier véritable lecteur de Nietzsche, le premier à avoir saisi tout aussi bien le nihilisme dans lequel nous enfermait la rationalité scientifique, que les enjeux du « Dieu est mort » placé tantôt dans la bouche de l’idiot, tantôt dans celle de Zarathoustra.
La nouvelle publication de La Philosophie de la tragédie (1903) est une justice rendue à Chestov comme à Nietzsche et Dostoïevski, ces « favoris et déshérités de l’histoire », ainsi que Chestov sous-titrait son Descartes et Spinoza. Le philosophe russe nous entraîne dans les souterrains de la pensée, seul lieu où l’on retrouve une certaine vérité, au cœur d’une angoisse partagée. Car, de la même manière que Nietzsche estimait que la douleur est la chose du monde la moins partagée, et pourtant la plus essentielle à la vie, Chestov souffre les angoisses de Nietzsche et Dostoïevski, jusqu’à reconnaître que l’expression la plus manifeste de la vie est une venue au monde en pleurs, et « un effort désespéré, absurde, pour passer de la vie à la mort ». Il y a ici en puissance tout le principe de cruauté qui s’affirmera dans les philosophies ultérieures : la vie, et non seulement la vie mais sa manifestation, le réel, est la cruauté, au sens où il y a un oubli de la vie même, de la vie souterraine. Qu’entendre par-là ? Seulement ce fait : le réel n’est pas simple, la vie n’est pas une plaine joyeuse dans laquelle l’homme batifolerait, pas plus qu’elle n’est la promesse d’une existence dernière et supérieure ; cette réalité est un déni de la vie, faisant encore du Ding an sich (la chose en soi) kantien un élément propre à l’attente métaphysique. Rien de tel : la vie s’exprime absurdement par un « devant soi » et par des tentatives, un effort continuel. Et l’effort est d’autant plus absurde qu’il ne se résume, in fine, qu’à être tel.
C’est pour cette même raison qu’il est impossible de faire confiance à nos prétendues certitudes, à nos vérités, scientifiques ou morales. Elles ne sont qu’un processus d’unification, auquel ne peut se soustraire l’homme du commun. « La philosophie est la philosophie de la tragédie », affirme Chestov ; et en un sens, toute la philosophie ne serait que la redécouverte de la complexité de la vie, des sentiments, des notions telles le « Bien » que nous avons érigées en principe :
« Il ne faut pas oublier cela – autrement on obtiendra exactement le contraire de ce que l’on aurait voulu obtenir : c’est-à-dire au lieu d’un savoir complet, vivant, un savoir tronqué, abstrait. Ceci arrivait parfois à Tolstoï, lorsque dans ses ouvrages soi-disant “philosophiques”, il s’efforçait de montrer la vie comme procédant d’un seul principe qu’il appelait “le bien”. Ceci n’est pas juste. C’est-à-dire que les hommes ne savent pas dans leur langage humain unifier tout ce qu’ils vivent et ressentent de façon à ce que cela puisse s’exprimer par un seul mot ou une seule conception. »
La Philosophie de la tragédie est certainement l’un des ouvrages essentiels de Chestov. C’est ici qu’il entreprend un dialogue nouveau, après L’Idée de bien chez Tolstoï et Nietzsche, avec les conceptions de es deux aînés : il s’agit autant d’une réflexion sur Dieu que sur la morale abstraite du Bien. On y redécouvre aussi, au gré d’une réflexion, toute la finesse d’interprétation de Chestov. Nous pensons notamment à ce moment où, très justement, le philosophe russe fait de la dernière parole du Christ (« Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ») l’enjeu de toute la philosophie nietzschéenne, et par-là de la tragédie humaine, à jamais dépeinte par Dostoïevski.
« Pour Nietzsche, il n’existait qu’une seule question : “Mon Dieu ! Pourquoi m’as-tu abandonné ?” Comprenez-vous ces paroles si simples, mais pleines d’amertume et d’une souffrance infinie ? »
Cet abandon, qui ne pouvait que parler au fervent croyant Chestov, se pare d’un véritable effroi devant la condition des hommes, face à cet « effondement », cette perte du fond rassurant de la réalité. L’effondement se signe alors comme la véritable entrée dans le monde et dans le temps, bien loin de l’éternité idéale. La pensée philosophique, c’est-à-dire la philosophie de la tragédie, ne fait que retrouver l’absurde de la vie, avant de reconnaître en elle-même sa beauté (n’est-ce pas de cette beauté dont se réclame toute tragédie ?), parce qu’elle est un passage effroyable, sublime, « atroce » et sans fin. La tragédie comme moment.
« Du dehors tout apparaît splendide et bâti pour l’éternité ; mais à l’intérieur, c’est atroce. »
Benoît Hamon