Une énigme critique
Paris, Salon du Livre 2013. Dans le tumulte, la table des éditions du Bruit du temps étend son estran silencieux de volumes sable, parmi lesquels me font signe la couverture, la seule illustrée, ambrée d’un paysage en filigrane, et le titre, déchiffré de travers, d’un mince volume : Nature morte avec bride et mors. Dans une première lecture globale en prise sur l’inconscient, mêlant les idiomes, je lis : « Nature morte avec fiancée et la mort », bride signifiant en anglais « fiancée », mors voulant dire « la mort » en latin, ce qui donnait un très beau titre. J’ai donc acquis ce recueil de Zbigniew Herbert, auteur culte en Pologne et inconnu de moi, bien qu’un autre ouvrage du même, Le Labyrinthe près de la mer, consacré à la culture gréco-romaine, eût davantage correspondu à mes topiques ordinaires. Le signe n’était pas fallacieux : les révélations se font souvent à travers des lapsus, de langue, d’oreille ou d’œil. Le long chapitre éponyme et central, consacré à la nature morte en question, sur lequel je me suis précipitée, s’avéra lourd du mystère ténébreux qu’annonçait le titre voilé.
Quelle ne fut pas en effet ma surprise de lire que l’auteur avait éprouvé, découvrant ce tableau au Rijksmuseum, une émotion violente, dont mon propre vertige semblait le redoublement :
« Je compris qu’il m’arrivait quelque chose de grave, d’essentiel. […] J’éprouvais une sensation presque physique, comme si quelqu’un me faisait signe. »
Z. Herbert retrace d’abord, assez sèchement, sans la romancer, la vie tragique et mystérieuse de l’auteur de la nature morte, connu sous le pseudonyme de Torrentius, forgé à partir du mot latin torrens qui signifie presque une chose et son contraire, puisque sa forme adjectivale veut dire « brûlant, ardent », et sa forme nominale « torrent ».
C’est le seul tableau de Torrentius, Orphée de la Nature Morte, à être parvenu jusqu’à nous. Traîné en justice sans chef d’accusation précis, son auteur fut emprisonné à vie et, malgré la protection de Charles Ier d’Angleterre, torturé, condamné à mort, décapité. Lui reprochait-on simplement son immoralisme, ses débauches, son appartenance rosicrucienne dont témoignent les majuscules EQ (Eques Rosae = chevalier de la rose), premières lettres de l’inscription figurant sur la nature morte ?
Pour l’apprendre, penchons-nous avec Z. Herbert sur ce sobre tableau circulaire, comme reflété par l’iris sombre de l’œil d’un cheval, composition dont il décrit soigneusement les éléments : un verre empli d’un liquide opalescent (on dirait du jus de gui) et deux pipes de faïence entre une jarre et un pichet sur fond noir,
« fond noir, profond comme un abîme et en même temps plat comme un miroir, palpable et allant se perdre dans des perspectives infinies. Couvercle transparent d’un gouffre. »
Sur ce fond sont audacieusement suspendus, au-dessus de la trinité des récipients, un mors de cheval et une bride à chaînette. Vers l’avant du tableau se projette un cartello, où figurent une portée musicale avec une mélodie de 13 notes et deux accords, ainsi qu’un distique :
« Ce qui existe hors de la mesure (de l’ordre)
Mauvaise fin trouvera dans la démesure (le désordre). »
Cependant, l’examen de Z. Herbert, bien qu’attentif, nous laisse sur notre soif. On le sent chargé de réticences. Les conclusions ne sont pas à la hauteur de l’ébranlement initial. L’auteur semble taire quelque chose. Il souligne, certes, que l’adjectif signifiant « mauvais » (quaat), est orthographié de façon incorrecte (qaat, sans u), et que l’accord musical placé juste au-dessus est dissonant (si bécarre au lieu de si bémol). Mais quelle est cette dissonance, dont il s’est approché, et qu’il ne nomme pas ? Pourquoi préfère-t-il la taire ? Est-ce uniquement pour laisser le lecteur poursuivre à sa guise le chemin qu’il a frayé ? S’agit-il d’un secret trop personnel, ou d’une hypothèse trop dangereusement scandaleuse pour être ouvertement exposée en 1992 en Pologne ? Pouvons-nous, comme nous y invite Herbert lui-même par l’exergue de ce chapitre : « Je est un autre », nous risquer un peu plus loin ?
Un essayiste américain a mis en lumière un détail que ne mentionne pas Herbert : la bride de l’arrière-plan dessine un cœur. Cette forme symbolique va-t-elle dans le sens d’un mémorial à un amour secret dont la tonalité générale du tableau, acérée, nettement teintée d’ironie, ne permet de dire s’il est célébré ou dénoncé, idolâtré ou bafoué, préservé ou trahi ? La bride est-elle ici pour réfréner, ou bien pour éterniser ? Ce cœur crypté confirme-t-il ce qu’exposent les paroles obvies de la partition ? Les dément-il au contraire ? Comment savoir ? La facture du peintre, dense, mordante, invite à penser qu’il répugne aux redondances. Et la dualité constitutive du personnage de Torrentius, à la fois féru de théologie et Don Juan sulfureux, semble toujours nier d’une main ce qu’il avance de l’autre. Le thème naïf du cœur est détourné par une esthétique complexe de la négation, toute « vanité », et celle-ci en particulier, faisant l’éloge a negativo de ce qu’elle dénonce. Herbert, lui-même virtuose de l’implicite, se reconnaissait-il trop bien dans cette vision nihiliste et somme toute cruelle, pour l’avoir explicitée ?
Par ailleurs, il ne dit mot des deux petites pipes de faïence grise. Si la cruche (d’eau ?) avec sa panse renflée, ses tonalités douces et chaudes ne peut qu’être de nature féminine, le pichet d’étain (de vin ?), avec son bec tendu, est nettement masculin, les deux formant couple, entre lesquels le verre demi-vide ou demi-plein évoque la médiation, la mitigation, la tempérance, voire l’union naturelle des contraires. Jusque-là, tout est naturel, dans l’ordre des choses. Où est donc le désordre mentionné par le cartello ? Pointerait-il le nez par le truchement des deux petites pipes, accessoires forcément masculins, dont l’auteur ne dit rien. Pourquoi n’en dit-il rien ?
Ces pipes sont en déséquilibre. Le poids de leurs fourneaux devrait les faire basculer. Elles ne tiennent que parce que leurs embouchures, masquées par la tige du verre, sont accolées, abouchées. Ce sont forcément, de par la nature des pipes, des embouchures ouvertes, alors que celle des deux grands récipients ont des couvercles d’étain, servant à leur clore, si l’on peut dire, le bec. Le couvercle de la jarre féminine est d’ailleurs fermé. De plus, la perspective un peu concave du plan du tableau fait que les pipes dessinent elles aussi un mors, légèrement incurvé, dont les bossettes sont les fourneaux. C’est parce qu’elles sont ainsi accolées qu’elles ne chutent pas.
Serait-ce surinterpréter que d’y lire une allusion à une relation homosexuelle masculine, qui serait alors le crime, le désordre, la démesure, le déséquilibre fustigé par l’inscription, et peut-être le délit tu pour lequel le peintre fut impitoyablement châtié, de façon disproportionnée aux chefs d’accusations retenus contre lui ? Au XVIIe siècle, l’homosexualité était passible de la peine capitale.
Ce tableau compose, certes, un emblème inoubliable, une mise en garde hautaine et lisse contre les ravages de la passion, dont le désordre extrême sera puni extrêmement. Il s’agit bien d’une « vanité », assez puissante pour servir de viatique, pour préserver du Mal. Simplement, l’auteur s’arrête en chemin, ne dit pas quel est ce mal, ni même si ce mal en est vraiment un.
Intriguée par ce mystérieux chapitre saillant dans l’architecture précise du recueil, j’ai abordé les autres avec en basse continue cette lancinante énigme : en quoi la Still life avec bride et mors était-elle emblématique à la fois « du cœur intact de la Hollande », et de l’âme de l’écrivain qui la choisit comme titre du recueil ? Ce livre n’était pas seulement celui d’un critique d’art, mais d’un écrivain, et j’étais, moi, en quête d’un double esprit, celui des maîtres hollandais d’autrefois, et celui d’un grand écrivain polonais, dont j’espérais, en apprentie herméneute, que le livre éclairerait le tableau, et le tableau le livre.
Mon espoir ne fut pas déçu. Dès le premier chapitre, « Le Delta », l’oxymore du nom de Torrentius est explicité par une citation de Benjamin Constant évoquant la menace perpétuelle d’inondation qui pèse sur la Hollande, au point que ce pays perdit plus d’hommes dans les inondations que dans toutes les guerres :
« Ce peuple courageux qui, avec tout ce qu’il possède, vit sur un volcan dont l’eau constitue la lave. »
N’oublions pas que ce recueil forme diptyque avec un autre, Labyrinthe au bord de la mer, consacré à la civilisation gréco-romaine. En Italie, il suffit de regarder par la vitre du train pour se trouver dans un paysage de Giotto. En Hollande, non. Le pays des mystères est emprisonné dans les cadres des tableaux. Tableaux que l’on croyait réalistes, mais qui décrivent, en fait, des paysages imaginaires, telle cette vue de Leyde où le peintre Van Goyen a déplacé la cathédrale. La lumière de Hollande, si évidente dans les tableaux, est absente de l’environnement immédiat, sauf à l’observer avec un œil de peintre, à la dé-composer, à l’abstraire, ce que fait Herbert toute une journée, qu’il consacre à observer la lumière, qu’il finit par voir, et nous faire voir.
Contrairement au romantique Fromentin, qui s’échappe vers les concepts, vers les grandes idées, Z. Herbert va rester collé à la brique, scrutant jusqu’à la fascination ses impondérables tonalités : fauve, cerise fraîche écrasée, mystérieux violet, sienne naturelle ou brûlée, cinabre ; et, sans crier gare, le feu de l’âme hollandaise, de ces bourgeois vertueux, si vertueux qu’ils ont créé un système social n’ayant pas son égal au monde, va révéler sa cruauté secrète, témoins ces cinquante gibets bordant le Rhin, dénombrés en 1620 par Huyghens.
Et nous ne sommes pas vraiment surpris lorsque Z. Herbert, dans la droite ligne du choc initial exercé par la nature morte de Torrentius, mordante et condensée, va préférer au crémeux et fougueux Ruysdael, pour nous guider vers la vieille Hollande, la monochromie presque abstraite de Van Goyen. Il nous confie la raison paradoxale, surprenante, pour laquelle ses sentiments envers Ruysdael ont faibli :
« Cela arriva quand l’esprit descendit sur ses toiles, et que tout devint spirituel, chaque feuille, chaque branche cassée, chaque goutte d’eau. La nature partageait avec nous nos doutes et nos souffrances, notre dureté éphémère et notre mort. Pour moi, la plus belle nature est celle qui ne sympathise pas – un monde sans chaleur dans un autre univers. »
Nous retrouvons l’admirateur du détachement de la Nature morte avec bride et mors…
Le chapitre « Des tulipes le parfum amer » retrace de façon envoûtante l’histoire d’une passion hollandaise : la tulipe. Quelle manie extravagante, refoulée par le puritanisme, embrasa ce peuple vertueux, raisonnable, au point qu’au XVIIe siècle le marché des oignons de tulipes importés de l’Empire Ottoman affola la boussole économique de tout le pays, risquant de le mener au krach ? La tulipe noire, toujours rêvée, jamais créée, est le symptôme aux Pays-Bas d’une démesure, d’un attrait pour l’irrationnel. Et Herbert se fait prophète, annonçant à mots voilés une autre forme de déraison qui
« dans un pays d’Extrême Orient monte déjà sur le pont d’un navire »
Le chapitre « Le prix de l’art » scrute, après celle de la tulipe, une deuxième passion hollandaise, celle de la peinture, un art qui nourrissait mal son homme, les peintres menant pour la plupart une existence laborieuse, sans le rehaut de motifs romancés ou dramatiques. Torrentius constitue donc, parmi eux, une aveuglante et sombre exception. Bien que Herbert se défende de tout attrait pour une vision faustienne des artistes, les créditant simplement d’une « méticulosité inspirée », on relève au passage cette incise, empreinte de la tonalité tragique et glaciale de la Nature morte de Torrentius :
« La passion amoureuse, un appel conduisant vers les sommets d’une carrière humaine ou sous la hache d’un bourreau. »
Dans le chapitre consacré à Gérard Terborch, glanons quelques indices sur les prédilections de l’écrivain et du critique :
« La sagacité psychologique du peintre touche parfois à la voyance. [… ] Terborch est un coloriste particulier. Il évite ce que nous appelons construction de la forme par la couleur. […] Il tendait à limiter jusqu’à l’excès les moyens picturaux, remplaçait le jeu des couleurs par une gamme étendue de gris, construisant une forme ramassée, statique. En y regardant de plus près, le fond apparaît différencié et sonore. Il y a en ces tableaux un élément de distanciation, d’ironie, d’une ambiguïté discrètement dissimulée. »
Parmi les œuvres de ce maître, la préférence de Z. Herbert va à La Remontrance paternelle, prétexte de l’un des tableaux vivants évoqués dans Les Affinités électives de Goethe. Or voici ce que dit le penseur polonais de ce tableau, dont les critiques d’art se demandent toujours s’il s’agit d’une scène morale ou libertine, la jeune fille étant, dans la seconde hypothèse, une prostituée proposée par une tenancière de maison close à un client :
« L’espace conçu comme une boîte fermée fait penser aux drames d’Ibsen. Cette “beauté tournant le dos” qui éclaire les ténèbres comme un cierge dans un chandelier inestimable… Terborch a tout fait pour nous induire en erreur. Tout ce jeu de significations qu’il aimait tant à représenter porte dans l’iconographie le nom de paradoxe, et consiste à inscrire un événement moralement condamnable dans des décors impeccables respirant la vertu et la noblesse. Enfin l’étrange érotisme, puritain, dissimulé, à peine esquissé, est d’autant plus intrigant. »
Et Z. Herbert de poursuivre, analysant deux autres de ses tableaux :
« Terborch donne l’impression d’un artiste homogène… Mais en est-il vraiment ainsi ? Une atmosphère d’horreur, de mystère, oscille entre un cri déchirant et un silence de mort […] avant que ne les absorbe, eux et nous, le fond noir. »
Dans « Un sujet non héroïque », Z. Herbert prend à nouveau le discret contre-pied d’Eugène Fromentin, et n’explique pas l’esprit pacifique de la peinture hollandaise, si pauvre en sujets épiques ou guerriers, par des catégories purement esthétiques, mais par un tropisme éthique, une familiarité avec la liberté qui se passe des embellissements du grandiose :
« Ils peignaient des pommes, des assiettes en étain et des tulipes avec tant de patience et d’amour que les images des au-delà et des récits tapageurs des triomphes terrestres perdent à côté leur éclat. »
Et Herbert, réitérant l’éloge de la mesure proposé par le distique de la nature morte à la bride, affirme qu’aux Pays-Bas règne l’esprit d’Érasme, qui plaçait « au-dessus de toutes les vertus la mesure et l’indulgence ».
Si nous faisons le lien entre ces deux citations, séparées dans le texte par quelques lignes, se profile l’idée d’un triomphe non terrestre, d’une mesure sans mesure, d’un ordre au-delà de l’ordre, qui vient se poser sur la Nature morte avec bride et mors. Cet ordre, quel est-il ? Nous le pressentons au-delà des contradictions.
« Les yeux renvoient la question
Tranquille comme un petit point noir. »
Nous ne pouvons lever les contradictions du tableau, nous ne pénétrons pas tous les secrets de l’imagination, nous en avons faim, nous restons sur notre faim, qui nous alimente. « Notre tâche n’est pas de résoudre les énigmes, mais d’en prendre conscience. »
Dans les brefs chapitres de la fin, regroupés sous le titre énigmatique, lui aussi, d’« Apocryphes », Z. Herbert se fait lui-même portraitiste hollandais, peignant avec un sobre et suggestif rendu de la perception les destinées poignantes de personnages variés : soldats, marins, drapier, philosophe (Spinoza), peintre, dont le point commun est de présenter, sous une apparence souvent banale, un point sombre, tragique. Ces brèves nouvelles, petits chefs-d’œuvre narratifs, sont autant d’esquisses pour approcher l’âme hollandaise, l’âme singulièrement contradictoire d’un pays qui avait comme valeurs la chère, l’argent, et une poutre surmontée d’une barre transversale.
Nous n’avons percé le secret ni de Torrentius, ni de Z. Herbert, ni de l’âme hollandaise, ni de la rose noire qu’est la nature morte à la bride, ni d’ailleurs voulu le faire ; nous en avons juste « pris conscience ».
Qu’il nous soit maintenant permis de tendre un fil, une corde, espérant qu’elle n’aurait pas déplu à Z. Herbert, grand passeur voltigeur d’une civilisation à une autre. Il existe une autre nature morte, un étrange et admirable trompe-l’oeil d’un peintre américain, John Haberle, qui semble, presque trois siècles plus tard, une réponse silencieuse à celle de Torrentius. Elle s’intitule L’Ardoise et porte l’inscription : « Leave your order here », dont la traduction : « Laisse, inscris ici ta commande » perdrait l’ambivalence originale, order signifiant en anglais à la fois « commande » (au restaurant), et « ordre ». On pourrait aussi traduire : « Quitte ici ton ordre », au sens pascalien d’ordre. Le recueil de Z. Herbert nous donne faim et soif de cet Ordre, dont la peinture et la littérature, conjuguant ici leurs puissances, sont les fourriers.
Claire Vajou