Terre de femmes, "jongleries talentueuses", par Angèle Paoli

09 mars 2020

JONGLERIES TALENTUEUSES ENTRE EXULTATION ET DÉSESPOIR

Dernier recueil d’Emmanuel Moses, Quatuor est une vaste et puissante composition poétique qui marie, avec le même élan et la même ferveur, vision spirituelle et philosophique, et évocations personnelles. L’ensemble est jointoyé par le ciment fondateur de l’humour, de l’expérience, des souvenirs et de la culture. L’universelle et l’hébraïque. Dans ce recueil, dont le titre m’évoque les Four Quartets de T.S. Eliot, la partition poétique et musicale se structure en quatre mouvements. La rencontre, hasard et émerveillement (I) ; le temps/la différence (séparation) / l’indifférence (l’indistinction) (II) ; la mémoire (Si je t’oublie Jérusalem…) (III) ; l’amour et la mort, inséparables partenaires (IV) qui font osciller les vies entre force et fragilité, entre angoisse et bonheur.

D’un mouvement à l’autre s’entrelacent des leitmotive qui tissent l’univers musical des quatre poèmes et confèrent à l’ensemble sa grande homogénéité lyrique. Par leur forme, et par le souffle qui les anime, les poèmes font penser au genre soutenu de l’ode, j’oserais dire psaume, et les vers par leur ampleur et leur discontinuité évoquent le verset. Les résonances bibliques, implicites ou explicites, abondent. Elles entretiennent avec l’ensemble du texte une relation étroite, laquelle souligne une parfaite adéquation entre pensée et respiration. Encloses toutes deux dans un même souffle. Un souffle si puissant qu’il en devient exalté/exaltant. Le lecteur enthousiasmé se laisse porter et emporter par la vague, tour à tour descendante ascendante. Le chant qui conduit le lecteur l’entraîne dans une houle sans fin qui l’enchante, poète et lecteur voguant de conserve « vers le Grand Horizon ».

Cherchant malgré tout à garder quelque distance, je vais tenter ici de me lancer dans une approche plus argumentée. Peut-être pas dans le détail de chacun des poèmes, mais dans leur ensemble, tels que je les perçois et tels qu’ils me touchent.

J’ai évoqué un peu plus haut le caractère soutenu propre à l’ode. Ce serait une erreur que d’en faire un élément distinctif. Car le ton peut être naturel ; parlé presque ; tiré de la vie même et des propos coutumiers que l’on échange au cours d’une conversation. À lire l’incipit du premier chant, il n’y paraît donc pas. Mais il ne faut pas croire pour autant que le poète se contente de n’emprunter que cette voie/ voix. Car le poète a bien des cordes à sa lyre.

Le premier mouvement — on pourrait aussi l’appeler « motif » — est centré sur les hasards de la rencontre. Avec beaucoup d’humour, Emmanuel Moses énumère une succession de bizarreries ordinaires liées à l’enchaînement de causes et effets extérieurs à notre volonté.

« Tu rencontres quelqu’un, un type, mettons sur un quai de gare ou

dans le train

Il y avait une chance sur un million pour que vous vous croisiez »

Très vite, par-delà l’anecdotique, surgissent, sans que l’on y prenne garde, des éléments structurants du poème. De répétitions en variations sur les répétitions, le poète progresse par l’introduction d’un terme nouveau, lequel bénéficie alors de plusieurs occurrences jusqu’au moment où se glisse un terme porteur d’une nouvelle image, qui entraîne à son tour une nouvelle inflexion dans le narré de l’histoire… Entre temps, dans le « faisceau de circonstances » dans lequel nous voilà embarqués, surviennent l’amour et la mort qui agissent toujours de concert, et par surprise, jusque dans une chambre d’hôtel :

« L’amour surgi du hasard

La mort survenue sans prévenir »

Fort de cette vérité, le poète enjoint son semblable, par une série d’injonctions parfois loufoques, à le suivre dans ses desseins.

« Oublions un instant qu’il n’est nulle échappatoire »

« Soyons poètes dans les hôtels ! »

« Trinquons en solitaire à la poésie de l’impondérable »

Une première vérité en entraîne une autre, construite sur une série de dénis ou de négations :

« [i]l n’y a pas de souffleur »

ou encore :

« [i]l n’y a pas de texte, pas d’auteur, pas de metteur en scène,

ni de dramaturge. »

Et, plus avant dans le poème, la reprise du refrain :

« Il n’y a rien, mes amis, que la matière soumise à tous les aléas ».

Ou encore, un peu plus loin :

« Tout est matière exposée, livrée au travail de l’accident

Parce qu’il n’y a pas d’entremetteur ».

Pourtant, de ce néant généralisé, apparemment désespéré et vide de sens, émerge toujours l’inattendu :

« Et soudain quelque chose se passe ».

C’est d’abord le « vent libre ». Et donc la « liberté ». La liberté ?

« C’est aussi accepter le hasard comme point de départ ».

Hasard de la rencontre imprévue, celle par exemple que fait le poète de ce « type dans un champ », le jour de l’enterrement de son oncle. Le poète se lance alors dans un dialogue imaginaire, chacun des interlocuteurs se livrant à un discours corrélé à son état ou à sa situation :

« Tu aurais pu le rencontrer à l’aéroport

Il t’aurait parlé de sa glèbe bretonne et des mers céréalières sous

la houle

Et toi de ton ciel juif où plongent tes racines, où enfoncent tes pas

et ceux des tiens ».

Les péripéties liées à ce souvenir personnel donnent lieu à toute une suite d’histoires vécues ou imaginaires portées jusqu’au délire noir du meurtre… Pris de vertige, le lecteur cherche des points d’appuis, des balises qui lui restitueraient son équilibre. Il les trouve dans l’enchaînement des différents épisodes à partir de la formule conditionnelle toujours recommencée :

« Tu aurais pu le rencontrer sur un quai », « à l’aéroport » … « dans un bus » … « chez des amis ».

L’entrée en scène du vent est un exemple évocateur de la manière dont procède le poète. Le rythme change s’accélère se développe s’enfle. Les phrases s’allongent, prennent un tour ascendant, se prolongent dans le vers suivant. L’absence totale de point en fin de vers, les enjambements d’un verset au verset suivant, les répétitions anaphoriques, les parallélismes, les apostrophes… contribuent à donner au verset son impulsion et à créer ce mouvement d’ondulation prolongée. Aux vers longs succèdent soudain des vers plus brefs qui viennent ralentir cette course. Permettent de reprendre souffle et d’amorcer une pente descendante. C’est aussi là le signe prosodique de la discontinuité du verset. Qui n’a de sens que pour rendre compte de la discontinuité des événements :

« Encore un instant de lumière

Le vent poursuit sa course comme la liberté balaie l’existence

Tu as compris le sens de l’existence, un certain sens, du moins

Et la compréhension n’est jamais définitive, elle ne prend pas racine

Elle va et vient, tel le vent dans ta figure, sous les paupières et au fond

des narines ».

Après les moments d’enthousiasme surviennent les chutes. Lesquelles sont liées « au choc inouï d’être | De sortir du néant et d’aller à la mort ».

Le néant qui n’est pas la mort. Suit une longue réflexion sur ce qui les distingue l’un de l’autre. Mais la liberté, mot sésame du chant premier, rend momentanément son enthousiasme au poète, sa confiance et son espoir. Avec l’enthousiasme, la phrase enfle à nouveau, reprend son mouvement ascendant, réitère sa remontée vers les crêtes :

« Mais il y a toujours quelqu’un pour te sauver, enfin, parfois, plutôt

Il y a toujours une femme pour te sauver, enfin, parfois

Et il y a toujours des rêves salvateurs sinon rédempteurs

Parce que, oui, tu crois au grand salut par le rêve

Qui est le souffle nocturne de la liberté sous la voûte de ton crâne

Alors es-tu fortuit, toi qui viens à moi ? »

La rencontre peut prendre toutes sortes de formes ou d’apparences, elle est toujours une opportunité, une promesse d’enrichissement. Elle peut être « une formidable création à deux » si par extraordinaire le poète fait l’expérience magique de la rencontre avec son lecteur :

« une sacrée rencontre » que celle-ci « [e]ntre des mots sur une page blanche et toi ».

Le poète poursuit sa composition, avec le temps d’abord (second mouvement) puis avec la mémoire (troisième mouvement) et enfin avec l’amour/la mort (quatrième mouvement). Il poursuit ses questionnements, toujours selon la même structure d’encadrement d’une unité, d’une nouvelle séquence :

« Je regarde mes mains » [...]

« Y a-t-il un but à tout cela ? Un but à l’enfantement et à la mort ?  » [...]

« Je regarde mes mains ».

Les mains la barque le temps. L’orme. Autant d’images clés que le poète pose comme des cairns dans le poème. Elles servent de points de repère dans le déroulement des idées et le balancement des oppositions. Certitude et scepticisme ; séparation et indistinction ; différenciation et indifférenciation ; instant et éternité…

« Indifférence ou différence ?

Je n’oublie pas l’étymologie du mot, le verbe latin differre

[...]

Et qui a pour sens premier disperser la cendre au loin

Pour deuxième acception transplanter des arbres en les espaçant

Plus particulièrement des ormes, en les disposant en rangées ».

Je ne peux me retenir de consulter le vieux dictionnaire Gaffiot de mes études. Differre. « In versum distulit ulmos. » Virgile, Géorgiques (IV, 144) : « il transplanta aussi et disposa par rangées des ormes déjà grands ».

Séparer espacer distinguer sont actes fondateurs. Emmanuel Moses le sait, qui en accepte la vérité. Et le poète de promener son regard attentif (attendri ?) sur l’orme, « grand arbre de nos contrées », d’en décrire par le menu feuilles écorces et fleurs et de conclure cette évocation poétique par une réflexion inspirée de l’Ecclésiaste (déjà présent dans l’incipit du second mouvement), laquelle le conduit à affirmer :

« [s]ans différence, le terme même de disparition perd sa pertinence ».

Et plus loin :

« Sans différence pas d’écart, de retard ou de distance

Sans différence pas de mort ni de fin de toute chose ».

Ou encore par cette interrogation qui poursuit le poète :

« Peut-être que c’est cela Dieu : l’au-delà des apparences diverses

L’indifférence suprême, l’indifférencié suprême ».

Les réflexions s’entrelacent les unes aux autres à la manière de cercles continus qui se superposent un certain temps puis soudain se scindent pour intégrer une nouvelle spirale. Ainsi, dans le troisième mouvement consacré à la mémoire — « Je marchais dans les rues de Jérusalem / Si je t’oublie Jérusalem —, le poète écrit-il, évoquant un moment de bonheur au cours duquel lui reviennent les vers du Vaisseau d’or d’Émile Nelligan :

« D’autres anneaux s’entre-pénétrant

Des anneaux sur la piste sablée de ma mémoire

Avec lesquels je jongle inlassablement, qui jonglent avec moi, tout autant

Face à des bancs déserts

Ou alors peuplés de fantômes ».

Jongleur infatigable, Emmanuel Moses évolue dans des souvenirs peuplés d’images, les unes réelles et concrètes, les autres tirées de lectures plurielles et abondantes, de lieux aimés ou rêvés, de réminiscences, de versets bibliques et de poèmes… Bercé par les versets du Psaume de Jérémie – « Si je t’oublie, Jérusalem ! » –, le poète, fantôme parmi les fantômes, se souvient. Il se souvient de Paris et de ses morts. De « la soldatesque allemande » et de la Gestapo, des « Juifs arrêtés », de

« Paris rouge comme l’étoile jaune

Paris de mon haut mal

Et de mon plus haut amour ».

Il se souvient du camp de Drancy dont il ne reste rien.

Le dernier mouvement du recueil signe l’apothéose de Quatuor. Le poème s’inscrit dans une langue de feu. Qui va de l’incandescence du ciel aux flamboiements de l’amour. Cela commence par des éclats de lumière qui se fondent ensuite aux feuillages dans une progression ardente, laquelle s’établit par un enchaînement de subordonnées où se déclinent les actes, et par une suite d’anaphores qui structurent l’espace en paysage. « Ainsi s’embrase l’amour » comme le « ciel aux lueurs d’incendie vers Pecqueuse ». Étrange correspondance qui prend flamme en Île-de-France, gagne et s’étend, des hirondelles aux amants, « ivresse » et « fièvre de l’envol ». « Un souffle de lumière » échauffe le poème. Et enlève le lecteur jusque vers les terres de l’Ouest, « là-bas vers Pecqueuse » bien sûr, mais peut-être aussi vers les prairies plus lointaines de John Fenimore Cooper.

Cet état d’exaltation se propage, qui efface toute temporalité. Survient alors l’éternité.

« Tout aussi subitement l’amour s’exalte sub specie aeternitatis

Sans avant ni après

Dans l’ignorance de la durée ».

Et, plus loin, cet aveu encore :

« Le temps et l’espace ont perdu leur raison d’être

L’amour seul infuse la totalité ».

Au cœur même de l’inspiration exaltée survient alors, animée par le doute, puis par l’incompréhension, la retombée progressive vers le silence…

« Pourquoi donc au cœur de l’exultation, au moment même de

l’apothéose

Survient, née de la perfection, la brisure tout aussi essentielle ? » .

Ainsi, de même que l’embrasement originel contient sa propre fin, de même l’amour n’est-il jamais plus proche de la mort qu’au plus fort de son ardeur. C’est de cette vérité que naît « la souffrance qui te met au supplice ». Et de cette autre encore, qui n’admet aucun accommodement :

« Parce qu’être c’est mourir

Qu’il faut mourir d’être

Et non pas “au bout du compte”, “en dernier lieu”, “un jour ou l’autre” »…

Emmanuel Moses ne peut en rester là. Comment sortir de la scène sans désespérer ? Le poète exalté et joueur met un terme à ce magnifique recueil en empruntant ses jongleries à la commedia dell’arte. Ainsi enjoint-il généreusement ses amis à rejoindre la troupe d’Arlequin et de Colombine, afin « [d]e rire jusqu’au bout de l’amour fou »

« [e]n s’éjouissant de vivre comme de devenir un jour une

ombre bienheureuse

Parmi les ombres bienheureuses ».

Et de conclure par cette invitation :

« Et voguez, voguez puissamment vers le Grand Horizon ».

 

Par Angèle Paoli