Nevermore. « Jamais plus ». Inscrit de longue date dans nos mémoires, l’adverbe anglais fait partie d’un topos spatio-temporel riche d’explorations littéraires. Lesquelles pourraient conduire le lecteur curieux jusqu’aux poètes troubadours. Voire, au-delà, du côté des poètes élégiaques latins.
En amont du célèbre poème éponyme de Verlaine qui commence sur l’apostrophe, — « Souvenir, souvenir, que me veux-tu » —, vient le poème noir du « Corbeau», traduit par Baudelaire à partir du texte d’Edgar Allan Poe. The Raven. Plus proche de nous encore, le poème de Louise de Vilmorin. « Plus jamais » (L’Alphabet des aveux, 1954) :
« Quelle est cette nuit dans le jour ?
Quel est dans le bruit ce silence ? »
Avec Nevermore, roman tout récemment édité par Antoine Jaccottet aux éditions Le Bruit du temps, Cécile Wajsbrot s’inscrit d’emblée dans la lignée des grands textes aux accents saturniens. Le temps passe et nous passons ; ce qui a été n’est plus ; jamais ne reviendra ; les traces témoignent, qui laissent le passant aux abords de ce qui fut. Sur le seuil qui veille à l’équilibre entre un avant et un après. Restent la mémoire et ses incertitudes ; les questions sans réponse ; la solitude et le vide ; la poussière et les ombres ; la mélancolie et le rêve. Parfois même le désespoir.
Traductrice de son état, la narratrice de Nevermore explore cette thématique jusqu’à l’obsession. Par son travail et par ses questionnements. Par une quête inlassable qui la conduit à dialoguer, comme elle le fait aussi dans Mémorial, avec ses propres ombres. Cette vaste entreprise trouve ses assises dans la traduction de « Time passes » / « Le temps passe », second volet du roman de Virginia Woolf, To the lighthouse — La Promenade au phare — plus récemment traduit sous le titre Vers le phare. Pour s’adonner à ce travail de patience exigeant, la narratrice a choisi l’extrême solitude dans une ville où elle ne connait personne, où personne ne l’attend et où ne l’attache aucun souvenir personnel. Le lieu idéal pour traquer « tout ce qui manifeste les signes de l’absence. » À commencer par les manifestations insolites des objets à l’épreuve du temps dans la maison vide de Mrs. Ramsay, non loin du phare ancré sur l’île de Skye, dans l’archipel des Hébrides.
La ville dans laquelle déambule la traductrice n’est pas n’importe quelle ville. Elle porte les stigmates de la destruction. Elle « s’attache à conserver la mémoire d’une nuit de bombardement aérien […] en même temps qu’elle s’emploie à l’effacer en reconstruisant à l’identique les édifices qui firent sa gloire. » Dresde. Allemagne de l’Est. République démocratique allemande. Repliée dans une modeste chambre qu’elle a prise en location, la narratrice partage son temps entre errances, le plus souvent nocturnes, vagabondages de l’esprit et travail.
Le texte de Virginia Woolf l’occupe tout entière et de bout en bout, depuis le titre jusqu’aux derniers mots. Mot après mot, rythme et ponctuation, souffle. Chaque phrase, prise dans son ensemble, décortiquée, passée au crible de ses interrogations, puis replacée dans son contexte, est soumise à des ébauches successives. Lesquelles rendent compte des doutes et des tâtonnements de la traductrice. Parfois même de son désarroi :
« Beauté, poésie. Toute tentative de transcription vouée à l’échec. Essayons — avec un soupir mais sans découragement. »
Sous sa plume surgissent de multiples réflexions, le plus souvent métaphoriques, comme celle-ci :
« La traduction est une science inexacte, une tentative, toujours, non vouée à l’échec mais à l’imperfection. D’une langue à l’autre, la barque du passeur se heurte à des obstacles, qu’elle affronte ou contourne, des vagues ou une simple houle, des courants contraires ou porteurs. C’est une traversée avec un point de départ et un point d’arrivée mais de l’un à l’autre, une seule personne connaît le voyage et ses écueils, celle qui en a parcouru toutes les étapes. »
Ou cette autre par laquelle elle analyse, de façon imagée, son rapport à l’écriture :
« Aller où personne n’est encore allé, explorer, découvrir. J’aurais aimé pouvoir écrire et aller au hasard des chemins non balisés, puis travailler, retravailler pour les transformer en paysage. Mais je n’ai jamais su, je n’ai jamais essayé, je me suis dirigée vers autre chose, le passage, la transcription, la tentative de restituer un texte écrit dans une autre langue, au plus près. Et c’est ce que j’essaie de faire, ici, à Dresde. »
Au cours de ses errances, la traductrice woolfienne surprend une forme qui la suit, puis une voix qui lui parle. Sans doute l’a-t-elle provoquée. Convoquée de manière semi-consciente. Est-ce une amie perdue de jadis, qui se manifeste au hasard des déambulations dans les rues désertes de Dresde, devenue « ville des hantises » ? Une inconnue qui lui ressemble ? Une coïncidence ? Peut-être n’existe-t-elle pas ?
Je me souviens d’avoir croisé cette ombre dans Mémorial, et de m’être posé à son sujet les mêmes questions. Des questions sans réponses. J’ai gardé en mémoire l’image d’une forme diffuse. Une présence-absence, qui rassemblerait en elle tous les corps (faut-il oser l'emploi du mot âme ?) disparus au cours du siècle précédent. Une obsession, qui se manifeste au cœur de la nuit, du vide, et de l’extrême solitude.
« Ne pouvais-je l’apercevoir et lui parler que dans des lieux intermédiaires, entre deux rives, deux mondes, entre présent et passé ? » s’interroge la narratrice de Nevermore.
Il m’arrive aussi, en cours de lecture, d’imaginer que cette amie n’est autre que Virginia Woolf elle-même, dont Cécile Wajsbrot a traduit plusieurs ouvrages – Des phrases ailées, Les Vagues. Réflexion aussitôt démentie par la phrase suivante. De cette amie, à qui elle se livre, lui confiant ses propres attentes et ses propres limites, la narratrice écrit :
« J’enviais cette amie, ou plutôt j’admirais sa capacité d’invention, la façon dont une image, une scène, passait de ce qu’elle avait pu me raconter un jour à ce qu’elle écrivait, et qui était à la fois semblable et différent. Je revenais de nos rencontres, confortée dans mon désir de passer ma vie avec les livres mais parfois un peu triste, aussi, de ne pas pouvoir ou savoir donner forme à certaines de mes obsessions que je ne trouvais pas dans les livres des autres. Pourquoi ne pas essayer, m’avait-elle dit un jour, pourquoi ne pas écrire ? ».
Dans la quête que poursuit la narratrice de Cécile Wajsbrot, l’esprit souvent bifurque, qui s’attache soudain à d’autres images. À la fois autres et semblables. Ainsi de ce moment où, assise dans un café à Dresde, absorbée par l’animation des abords du Marché de Noël, la traductrice s’évade vers les lacs. Elle vagabonde du côté de l’Arverne — le lac des Enfers — puis rejoint celui de Ravensbrück dont elle avait un jour découvert le camp et de là, à la faveur d’un bâtiment abandonné, elle établit une comparaison entre ces constructions et celles des « immeubles hauts de Pripiat » (Tchernobyl)… « témoignant d’une vie et d’un commerce qui n’auraient jamais lieu comme la grande roue de Pripiat témoignait de fêtes qui n’auraient jamais lieu — jamais plus. »
C’est la première fois que l’expression « jamais plus » apparaît dans le roman. La seconde occurrence survient à propos du glissement de « vision » sur la mémoire et le temps, qui passe de Mrs. Ramsay à Mrs. MacNab puis, de là, à la narratrice woolfienne :
« Jamais plus, me disais-je, nevermore, ces rencontres régulières dans un lieu qui ne changerait jamais de nom mais souvent de propriétaire… »
Ainsi la pensée glisse-t-elle, qui prend appui sur la traduction en cours et se poursuit en d’autres lieux, changeant la perspective du regard, amenant de manière fluide et presque à l’insu de la lectrice, d’autres comparaisons. Lesquelles occupent une longue digression qui emporte momentanément vers un ailleurs lointain, vers d’autres temps, d’autres disparitions, sans jamais cependant perdre de vue Time passes et le phare de Virginia Woolf auquel l’on revient toujours comme porté par une vague qui ramène sans cesse le flot sur la grève :
« So with the house empty and the doors locked and the mastresses rolled round. » Et avec la maison vide, les portes verrouillées et les matelas roulés… signes de l’abandon des personnes, des personnages, de la vie humaine…
Là-bas, sur des terres lointaines, au large d’une ville nommée Pripiat et d’une centrale nommée Tchernobyl, là-bas dans un territoire d’une trentaine de kilomètres carrés, se trouve une zone d’exclusion qu’on appelle zone interdite, dont 135 000 personnes furent évacuées et qui vit en dehors de toute présence humaine depuis plus de trente ans. Comme la maison du phare vécut sans habitants pendant dix ans. Sur les cartes figurent des taches, on appelle cela la contamination en peau de léopard… ».
Ainsi, comme le confie par ailleurs la narratrice, à partir de « la disparition des habitants d’une maison » s’ouvre une disparition plus vaste, laquelle en contient tant d’autres. Espaces des confins glacés de Thulé, livrés à la solitude, villes englouties par les eaux. Et ce village de Dunwich, sur la côte du Suffolk, dont le peintre Turner a laissé une « étonnante aquarelle autour des années 1830 représentant la falaise attaquée par les vagues et l’écume de la mer, et là-haut, dans un blanc fantomatique, une église se dressant au bord… ». La traductrice traque dans le récit de Virginia Woolf les motifs avant-coureurs des disparitions futures — qu’elles soient œuvre du temps ou œuvre des hommes — bientôt emportées sous les déflagrations de la Première Guerre mondiale.
Construit comme une partition musicale — Prélude/Interlude/Coda —, le roman de Cécile Wajsbrot rend compte de sa passion pour la musique. Mais dans ce domaine comme dans celui de l’écriture ou de la peinture, sa recherche se porte vers toute composition ayant trait à la disparition. Sur le fait que nous sommes des êtres de passage. Ainsi de la composition d’Arvo Pärt — Cantus in memoriam Benjamin Britten — dont la narratrice suit les mouvements et rythmes jusqu’à l’apaisement et la consolation. Plus loin, elle évoque la Cathédrale engloutie de Claude Debussy ; La Grotte de Fingal de Félix Mendelssohn ; Les Cloches de Rachmaninov, poème symphonique pour chœur, voix et orchestre, d’après le poème éponyme d’Edgar Allan Poe.
Aux sept interludes (consacrés à la High Line de New York et à ses multiples transformations) correspondent les sept chapitres consacrés à Dresde et au travail de traduction de Time passes. Et les multiples réflexions que les mystères et la poésie d’un tel texte soulèvent en elle. Mais la coda sur laquelle se boucle la traduction de Time passes n’ouvre-t-elle pas sur un nouvel horizon ? Parce que « chaque fin de livre était peut-être l’annonce du livre suivant ou d’un prochain livre ? » Et l’écriture de To the Lighthouse n’annonce-t-elle pas celle des Vagues ? Et cette manière qu’a Cécile Wajsbrot d’entrer dans la pensée de Virginia Woolf, de dialoguer avec ses mots, d’infiltrer le rythme de ses phrases et de l’adopter, n’annonce-t-elle pas un ouvrage ultérieur, comme sans doute Mémorial portait déjà en germe, par l’atmosphère qui enveloppe la voyageuse et par les dialogues qu’elle poursuit à travers paysages et ombres, les prémices de Nevermore ?
Le lien étroit et constant que la narratrice entretient avec le récit de Virginia Woolf crée une complicité, une quasi osmose avec la romancière anglaise. Jusque dans le phrasé et dans la rhétorique des images. Si fluides et si beaux. Et sans doute la traductrice française est-elle le double discret de Cécile Wajsbrot, la passeuse de mots qui lui sert de guide à travers l’écriture de Virginia Woolf en même temps qu’elle lui ouvre la voie de sa propre création. Nevermore. Et s’il n’y a pas de personnages dans Time passes, il n’y en a pas non plus dans le roman si particulier de Cécile Wajsbrot. Et si, contrairement au récit de Virginia Woolf, il y a une narratrice dans Nevermore, cette narratrice n’a pas de nom et tout ce que nous comprenons d’elle vient de son dialogue ininterrompu avec la romancière anglaise. L’une et l’autre, en revanche, sont accaparées par les ombres qui passent, les reflets qui fuient, surgissent, s’estompent. « Par la dévastation du temps », sur les êtres et sur les choses. Ainsi les deux romancières se rejoignent-elles dans le projet que l’une et l’autre poursuivent dans l’écriture. Chercher « à saisir l’instant ». « Mais aussi la trace de la présence humaine dans l’éternité. » Et Cécile Wajsbrot y réussit magnifiquement. Qui offre avec Nevermore un roman woolfien de haute lice. Absolument passionnant.
Par Angèle Paoli