Télérama - n°3174 - Un philosophe au goulag

 Télérama - n°3174 - Un philosophe au goulag
10 novembre 2010

Un philosophe au goulag

Le témoignage de Julius Margolin, rescapé des camps soviétiques. À la hauteur de Soljenitsyne et Chalamov


Margolin (ici vers 1930) passa cinq ans au goulag, « royaume du Dragon où tout est à l'envers ».

NKVD, VOKHR : des signes abstraits, désignant respectivement la police politique stalinienne et l'escorte militaire des prisonniers dans les camps soviétiques. Ze-Ka est aussi une abréviation administrative : c'est ainsi que l'on appelait les détenus des camps du canal Baltique-mer Blanche. Julius Margolin (1900-1971) fut un Ze-Ka dans le « 48e carré », au nord du lac Onega, en URSS. Il connut également les camps de Krouglitsa ou de Kotlas. Les noms importent peu, d'ailleurs, puisqu'ils n'indiquent que des lieux interdits, des cercles de néant où les hommes ne sont plus que des matricules, des fantômes aux organismes ruinés.

Julius Margolin, Juif polonais, docteur en philosophie, réside avec sa famille en Palestine. De passage à Lódz en 1939, il se retrouve coincé entre les Allemands et les Russes qui se partagent les dépouilles de la Pologne en vertu d'un pacte dont on connaît l'issue. Après neuf mois pendant lesquels il cherche désespérément à retourner en Palestine, il est arrêté par le NKVD à Pinsk, en juin 1940. C'est le début d'un enfer qui durera cinq années. Une fois libéré, Margolin écrit un livre pour raconter ce qu'il a vu et vécu, alerter l'opinion internationale sur les camps soviétiques.  Il publie son récit, La Condition inhumaine, en France, en 1946. Réédité aujourd'hui sous le titre Voyage au pays des Ze-Ka, bénéficiant en outre d'une traduction révisée et complétée de chapitres qui avaient été tronqués, l'ensemble forme un témoignage terrifiant. « Celui, écrit Margolin, qui entend ces deux mots, “camp soviétiques”, doit savoir qu'il ne s'agit pas simplement d'une méthode, d'un étendard, d'un symbole du régime. Des hommes enfermés : cela dépasse les limites des discussions politiques, de la propagande et de la contre-propagande. »

En 1946, son livre est encore l'otage des artifices rhétoriques de la guerre froide. Près de soixante-cinq ans après, Voyage au pays des Ze-Ka est pourtant à mille lieues de la simple pièce de procès : il se hisse aux côtés des Récits de la Kolyma de Chalamov ou d'Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. C'est un documentaire toujours à vif sur l'une des plus vastes entreprises de déshumanisation de l'Histoire. Julius Margolin analyse l'univers concentrationnaire stalinien avec un regard qui se veut froid, arrimé au raisonnement pour éviter de verser dans la haine, cette passion qu'il dissèque dans des pages brillantes. Il explique la politique des rendements du travail, décrit l'enchaînement des brimades, suit l'inexorable effacement des sentiments humains. Il fait tous les travaux dans ces contrées gelées vouées au redressement par le travail. Il côtoie ceux qui survivent de rapines et de meurtres, croise des artistes et des intellectuels perdus dans cet univers de folie. Son crime ? Une infraction à la loi sur les passeports, autant dire un motif imaginaire. D'ailleurs, « pour quelle raison ? », « pourquoi ? », « quand ? » sont des questions qui ne signifient rien et qu'il ne faut pas poser. Ouzbeks, Ukrainiens, Géorgiens, Polonais, Juifs, colosses ou moribonds sans origine précise, déportés de toutes nations, sont jetés dans « le royaume du Dragon où tout est à l'envers ». Divisions, sections, brigades forment un monde où l'on renie la culture, ignore la pitié, méprise le mourant et où l'on vit dans la peur, ce crachat déposé dans les âmes.

Margolin, cet intellectuel myope, maladroit dans l'abattage des arbres, frôlant la mort par inanition dans les étendues blanches ou la nuit des cachots, se traînant aux côtés de « co-humains », s'en veut quand il se bat ou vole un couteau : il croit s'être ravalé au rand des « sauvages ». Tout ce livre prouve le contraire, exceptionnel témoignage d'un homme de culture qui refuse qu'un système qui broie les hommes à coups de knouts et de slogans puisse jamais bénéficier du silence de l'Histoire.

                                                                                                             Gilles Heuré