Télérama - n°3172 - Henry James, Les Ambassadeurs

 Télérama - n°3172 - Henry James, Les Ambassadeurs
30 octobre 2010

Henry James, Les Ambassadeurs

En prononçant, en 1920, un avis négatif face à l'hypothèse de la traduction en français de nouvelles de Henry James et de leur possible parution dans la toute-puissante NRF, André Gide rendit à l'écrivain américain un service paradoxal : celui d'avoir considérablement retardé sa découverte et sa reconnaissance en France. De sorte que, considéré dans le monde anglo-saxon comme le dernier grand écrivain du XIXe siècle, éventuellement le romancier précurseur du XXe siècle naissant, Henry James (1843-1916) est lu ici, chez nous, comme un parfait moderne, surgi dans le paysage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ayant fait irruption comme un prodigieux continent englouti émergeant des eaux. Un monde en soi, où l'air même qu'on respire est à nul autre comparable. Un monde n'affichant en outre aucun stigmate de l'obsolescence qu'aurait pu induire le décalage chronologique imputable au jugement éminemment discutable de Gide.

Est-ce pour cela qu'aujourd'hui encore on a l'impression d'en être, avec Henry James, au stade de l'exploration, de la découverte – bien davantage qu'à celui de la relecture, certes féconde, mais confortable, d'un quelconque classique de la littérature mondiale ? Sans doute. Les traductions de ses romans, de ses nouvelles, se sont multipliées depuis quelques décennies, mais autour de son œuvre demeure comme une opacité, comme une énigme à lever. Ce secret, tout ensemble magnifique et effrayant, est au cœur même de cette œuvre, en est le noyau, la respiration propre, mais tient aussi à ce caractère presque de nouveauté absolue qui persiste autour de l'écrivain. Aussi est-on à peine étonné de découvrir aujourd'hui, comme une authentique révélation, ce roman que James considérait comme son chef-d'œuvre, Les Ambassadeurs. Un livre dont la traduction française jusqu'alors disponible – signée Georges Belmont, elle datait de 1950 – ne permettait pas de saisir toute la richesse et la complexité. Jean Pavans, l'actuel et inégalable traducteur de James, s'en est emparé, et l'on comprend aujourd'hui pourquoi l'écrivain voyait, dans ce roman tardif qu'il écrivit au tournant des XIXe et XXe siècles, l'apogée du vaste ensemble romanesque qu'il avait commencé à cons­tituer trente ans plus tôt. La patiente description du trouble intérieur de Lewis Lambert Strether, Bostonien d'âge mûr qu'un séjour parisien plonge dans un profond chaos émotionnel, constitue l'un des sommets esthétiques du corpus jamesien. Lequel, s'il constitue un exercice sans cesse approfondi de pénétration psychologique d'une acuité inouïe, s'offre tout autant et même davantage à lire comme une méditation sans fin sur l'opacité de la vie psychique des individus, l'ambiguïté morale qui préside à leurs pensées, à leurs actes, aux relations qu'ils tissent les uns avec les autres.

Tout cela commença, explique Henry James dans ses notes préparatoires au roman – que reproduit cette très belle édition –, par une « petite idée» : celle « d'un personnage d'homme âgé qui n'a pas "vécu", pas du tout, dans le sens des sensations, des passions, des élans, des plaisirs, et qui, en présence de quelque grand spectacle humain, quelque grande organisation pour l'Immédiat, l'Agréable, la curiosité, l'expérience, la perception, en un mot, la Jouissance, s'en rend, sur la fin ou vers la fin, tristement compte. » La révélation, la transaction secrète et mélancolique de Lambert Strether avec lui-même qui en découle, a pour cadre Paris – et ne pouvait se produire ailleurs qu'en cette ville ici dépeinte avec mille fois plus de détails, de sensibilité, de perspicacité qu'un simple décor. Paris, où les paysages sublimes sont comme des trompe-l'œil, des artifices destinés à faire oublier la déréliction à l'œuvre – la mort qui plane autour de toutes les choses humaines.

Subtilement analysé en préface par Jean Pavans, le tableau participe à mettre en lumière la relation très particulière qui s'est tissée entre l'auteur de Portrait de femme et la France. Pavans y revient, sous un angle différent, dans la présentation qu'il donne au recueil de textes critiques de James, La Situation littéraire actuelle en France. Où il apparaît que l'Américain – qui passa une bonne partie de sa vie en Europe et adopta l'Angleterre pour patrie – fut un lecteur passionné de la littérature française de son temps. La critiquant sévèrement, mesurant la distance qui l'en séparait. Ne révérant, exception notable, que Balzac, dont il admirait « la quantité de vie avec laquelle son imagination s'exprimait ». Balzac, dont il écrivait : « Quand je songe, avec envie ou avec terreur, à la nature et à l'effort du Romancier, je pense à quelque chose qui atteint sa plus haute expression en lui. » La leçon de Balzac vaut pour James.

                                                                                                       Nathalie Crom