Télérama - « Lettres 1926-1955 »

 Télérama - « Lettres 1926-1955 »
05 novembre 2014

« Lettres 1926-1955 »

Quelques jours après le suicide de Nicolas de Staël, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955, l’écrivain et critique Guy Dumur, qui était son ami, écrivait dans Combat : « Son orgueil – qu’on lui avait tant de fois reproché – ne provenait pas de ce qu’il s’était choisi comme centre de l’univers pictural. Être lui-même (tel qu’il était, au centre de sa solitude) n’avait qu’une seule signification : être peintre. À cet orgueil et à cette solitude, Nicolas de Staël avait tout sacrifié. » Cet « être peintre », ce fut pour l’artiste une obsession, une évidence et un tourment, dont on déchiffre les symptômes, la véhémence, l’irrépressible nécessité dans à peu près toutes les lettres qui constituent l’ensemble admirable de sa correspondance. Des centaines de missives intenses, habitées, lyriques, tantôt abruptes, parfois déchirantes, qui lui servirent de journal de travail au long cours, d’espace de réflexion toujours ouvert, moins théorique que sensible, parfois même romantique, sur son geste esthétique, ses doutes, ses désarrois, ses projets, ses aspirations. Un corpus imposant et d’une grande cohérence, dont Germain Viatte a merveilleusement soigné cette édition nouvelle, en la dotant d’un appareil critique complet et d’annotations sobres et précieuses.

S’immerger dans ces lettres, c’est se saisir du fil biographique : les années de formation, les voyages en Espagne et au Maroc, la fréquentation des musées et des maîtres (Vélasquez, Rembrandt, Delacroix, Van Gogh ou encore Courbet...), et, auprès d’eux, le lent apprentissage des lois du trait, de la composition, de la couleur ; mais aussi les amours toujours ardentes, la vie de famille, les amitiés avec Braque ou René Char, longtemps les difficultés financières, et plus tard, à la toute fin des années 1940, la reconnaissance, les premières expositions et le début d’une existence matérielle plus facile – cela quelques années à peine avant sa mort, à 41 ans. Il se trouve que, pour Nicolas de Staël plus que pour tout autre, la biographie n’est pas séparable de l’œuvre – comme en constante gestation, en recherche d’elle-même. La peinture, l’« être peintre », occupe le centre incandescent de ses jours et de ses pensées : « Croyez-moi, je tiens à mes tableaux comme à ma propre peau, et ne les massacre qu’en conséquence », écrit-il. Ou encore : « On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent. Un geste, un poids. Tout cela à combustion lente. »

Au marchand d’art Jacques Dubourg, il explique, en 1954 : « Je peins comme je peux, et j’essaie chaque fois d’ajouter quelque chose en enlevant ce qui m’encombre. » Et il précise, quelques semaines plus tard : « Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime, c’est fragile comme l’amour. » Fragile, sublime, comme ce mélange brûlant de fermeté, de confiance et de doute qui conduit son parcours formel, et l’amène à évoluer de l’abstraction expressive vers le figuratif, à rebours du mouvement dominant du mitan du XXe siècle. « Ayant senti le piège du décoratif dans le pur abstrait, il essayait de plus en plus de s’ancrer dans la réalité, sans sacrifier pour cela l’ordonnance, la structure », analysait à ce sujet le philosophe Henri Maldiney. Nicolas de Staël, lui, confiait chercher le chemin d’« accès à la justesse », celui qui le mènerait enfin, écrivait-il, « jusqu’au bout de [ses] déchirements, jusqu’à leur tendresse ».

                                                                                                Nathalie Crom