Si la qualité de notre vie dépend en grande partie des personnes que nous côtoyons, je dois dire qu'une fois de plus, j'ai eu beaucoup de chance, car je viens de passer des mois en compagnie de ces deux femmes peu ordinaires que sont Lydia Tchoukovskaïa et Anna Akhmatova.
En effet, les éditions Le Bruit du temps m'ont chargée de l'édition d'un ouvrage qui est, sous bien des aspects, capital dans l'histoire de la littérature russe du XXe siècle : les Entretiens avec Anna Akhmatova, un journal tenu au jour le jour par Lydia Tchoukovskaïa (de 1938 à 1940, et de 1952 à 1966) sur ses entrevues avec Akhmatova, jusqu'à la mort de cette dernière.
Anna Akhmatova ne demande plus à être présentée : c'est l'un des plus grands poètes russes du XXe siècle. Elle a vécu toute sa vie dans la misère, interdite de publication, traînée dans la boue et surtout, persécutée à travers ses maris, ses amis et son fils. Quant à Lydia Tchoukovskaïa, dont le mari a été arrêté et fusillé, c'est une femme courageuse, cultivée et lucide. Ce journal témoigne de la profondeur tant de sa personnalité que de sa relation avec Akhmatova.
Une partie de ces Entretiens, impubliables en Russie à l'époque, était parue en français en 1980, mais le livre était épuisé et surtout, il manquait la dernière partie (1963-1966), et les deux premières avaient été traduites avec un certain nombre de coupures. Le volume publié par les éditions Le Bruit du temps constitue l'édition intégrale de ce journal tel qu'il a été préparé par Lydia Tchoukovskaïa avant sa mort, dans les années 1990, lorsqu'il est devenu possible de l'imprimer en Russie.
Il me fallait donc revoir et compléter la traduction des deux premières parties, traduire ce qui ne l'avait pas été, et présenter dans une préface le livre lui-même, la vie personnelle des deux amies, ainsi que le contexte historique.
Revoir une traduction est un travail un peu ingrat, mais ici, mon rôle s'est surtout borné à rétablir les passages manquants, car les traductions ne nécessitaient guère de remaniements. Quant au reste, le travail de traduction en soi ne présentait pas de difficultés majeures. Le style de Lydia Tchoukovskaïa étant assez simple et néanmoins élégant, je devais seulement veiller à rendre l'impression étonnante de vie et de naturel qui s'en dégage : la lecture de ce journal de 1200 pages est un véritable régal, il se lit comme un roman et le lecteur, immédiatement plongé dans l'atmosphère d'une époque, ne s'ennuie pas une seconde, il voit Akhmatova vivre, rire, s'indigner – il entend sa voix et celle de son interlocutrice.
Pour présenter cet ouvrage aux lecteurs français et leur permettre de l'apprécier, il fallait se plonger dans diverses époques de l'histoire russe (la Terreur, la guerre, le Dégel, l'époque Brejnev et les débuts de la dissidence), ce qui supposait des recherches historiques. Il fallait se plonger dans la vie personnelle d'Akhmatova et de Tchoukovskaïa afin de saisir toutes les allusions, de replacer certains détails dans leur contexte. Et surtout, il fallait s'immerger dans la poésie d'Akhmatova.
Car si trois des personnages principaux de ces Entretiens sont Akhmatova, Tchoukovskaïa, et l'Histoire de la Russie au XXe siècle, le quatrième – et non le moindre – est la Poésie.
Et là, je me suis retrouvée face à un problème délicat. Lydia Tchoukovskaïa, grande connaisseuse et gardienne de la poésie d'Akhmatova, émaille son journal de citations, mais elle se contente généralement de donner le premier vers des poèmes, estimant sans doute que tout lecteur cultivé connaît la suite. Que faire ? Proposer les poèmes entiers au lecteur français en les insérant dans le journal? N'était-ce pas trop intervenir dans le texte lui-même ? Cela n'allait-il pas l'alourdir considérablement ? Donner en appendice tous les poèmes cités ? Étant donné leur nombre, cela aurait nécessité un autre livre... Et comment faire pour les traductions de ces poèmes ? Choisir parmi celles qui existent ? Et pour les poèmes qui n'ont jamais été traduits ? Les traduire tous moi-même ? C'est là un travail colossal et surtout, de longue haleine, car la poésie ne se traduit pas sur commande, et uniquement par amour.
Après bien des hésitations, il a été décidé de procéder au cas par cas, selon ce qui paraissait le plus judicieux : parfois laisser juste le premier vers, comme dans l'original, parfois insérer une strophe ou deux, ou même le poème entier. Car à quoi bon lire un ouvrage qui parle tant de poésie si le lecteur ne dispose pas des poèmes dont il est question et ne peut en apprécier la beauté ? Le choix des poèmes retenus a été aussi déterminé par mon inspiration et mes goûts personnels : au fil de ce travail sur les Entretiens, je lisais et relisais la poésie d'Akhmatova, et des traductions de poèmes s'accumulaient sur un fichier de mon ordinateur, certaines plus réussies que d'autres. Au bout du compte, je me suis décidée à utiliser au fil du texte mes propres traductions, sauf dans un cas (que je signale bien sûr) où la traduction déjà existante me satisfaisait davantage que ma propre traduction – impossible de faire mieux ! Cela m'a du reste donné envie de publier aux éditions Interférences un nouveau recueil d'Akhmatova qui paraîtra en automne.
Si bien que, comme souvent, mon travail ne s'est pas borné uniquement à traduire, il m'a entraînée une fois de plus dans un voyage passionnant auquel j'ai essayé, dans ma préface, d'associer les futurs lecteurs.
Ce livre constitue un témoignage de plus sur l'immense pouvoir de l'art, et particulièrement de la poésie, qui aident à vivre et à survivre. Même dans les pires circonstances, il a eu, il y a et il y aura toujours des êtres humains pour sauvegarder ce que nous avons de plus précieux.
Tout est pillé, tout est vendu, trahi,
L'aile noire de la mort est passée,
Par un chagrin vorace tout est englouti,
D'où nous vient donc alors cette clarté?