Au temps de notre Aucassin et Nicolette, un quinquagénaire nippon quitta Kyôto (où il vivait) pour, longeant la mer sur 450 kilomètres, rejoindre Kamakura via le fameux Tôkaido. La date du voyage, « conçu comme une ascèse », est connue puisque l’anonyme auteur l’a relaté par un écrit de 1225 qui le situe à l’été 1223, un écrit du genre kikô, notes de voyage. Le Man.yô shû, première anthologie de poésie conservée compilée au VIIIèmesiècle, contient ce type d’écrit où le voyageur transcrit, en vers, sa curiosité pour des lieux traversés avec des notes en prose (chinoise), et en 935, Tosa nikki, le Journal de Tosa, « première œuvre en prose japonaise explicitement consacrée à la relation d’un voyage » du gouverneur Ki no Tsurayuki, fourmille de poèmes de divers auteurs. Le Kaidô-ki en diffère car voyage solitaire et privé d’un homme qui évoque (en prose) des lieux connus, rappelle quelques légendes et faits historiques, et transmet « l’émotion née de la vue des sites » en waka, quintains de trente et une syllabes : « Wake-noboru / Saya no Nakayama / nakanaka ni / koete nagori zo / kurushikarikeru » (« La montée ardue / de Saya no Nakayama / c’est étrangement une fois franchie / que j’éprouve de la peine / pour l’avoir quittée »).
En seize étapes à cheval, à pied et en barque, le voyageur dort où il peut, parfois à la belle étoile, parfois dans un temple, une auberge ou chez l’habitant. Notre anonyme est un lettré dont les références à la culture chinoise ne sont pas rares, également au bouddhisme venant de Chine, et son japonais est « très imprégné de mots et de tournures chinoises », avec aussi de nombreuses allusions au Wakan-rôei-shû, Recueil de poèmes à chanter en japonais en chinois compilé vers 1012. Sur un arrière-plan historique (troubles de Jôkyu en 1221 « qui mirent fin à la suprématie de la cour impériale sur la puissance guerrière » des shôgun) que le texte n’ignore pas, le voyageur en prenant la route est métaphoriquement entré dans la Voie, ses « lignes ne sont pas des impressions de voyage, ce sont de plates fadaises, des divagations » (selon lui) qui ponctuent une quête spirituelle pour « renaître dans l’Unique Terre de Bouddha » : « Kaharaji na / nigoru mo sumu mo / nori no midzu / hitotsu nagare to / kumite shirinaba » ( « Nulle différence / Eaux impures, eaux pures / sont eaux de la Loi : / que son courant est un, / on le saura en y puisant ») : ce texte a aussi valeur performative, et potentiellement pour qui le lit…
La réussite et le succès du dense, fluide et concis Kaidô-ki tient à ses diverses dimensions habilement tressées par la culture, l’expérience, les réflexions, la quête d’un homme sans souci de faire littérature, seulement de garder trace d’une relation à l’espace-temps chemin faisant, « comme une herbe flottant au gré des eaux »… Ce qui précède ici doit à la postface de l’ouvrage, vingt-cinq pages qui le situent, où s’expriment chacun des cinq co-traducteurs réunis au sein du groupe (mixte) Koten. Inutile de préciser, de souligner qu’un tel travail expert et collégial est idéal pour traduire et annoter une œuvre qui appelle et mérite une approche sans dilettantisme.
Jean-Marc Baillieu