Quelques mois à peine après une évocation subtile du poète par sa fille Paule du Bouchet (Debout sur le ciel, Gallimard), l’auteur de Dans la chaleur vacante revient sur le devant de la scène par l’entremise d’un ami peintre. Il répond au nom de Sander Ort. C’est un natif de Düsseldorf, septuagénaire bien frappé, qui vit en alternance entre la banlieue parisienne et un quartier paisible de Tokyo. L’homme est un habitué des transhumances ayant, sitôt son bac en poche, décidé de filer dans les Cyclades, où il a passé deux ans. Un périple d’apprentissage complété par d’autres longs séjours dans le sud de la France à se frotter à la peinture et au dessin, non loin d’Aix-en-Provence. Époque illuminée aussi par un contact avec le peintre Tal Coat.
Dans Versants d’un portrait, le peintre allemand livre une approche aussi inhabituelle qu’originale d’André du Bouchet. Lire ce poète pour happy few, comme aurait dit Stendhal, a toujours valeur d’expérience intérieure. À parcourir ses carnets et autres recueils de pure poésie, le lecteur touche à une forme de révélation comme le marcheur qui foule les pierres d’un chemin de traverse. Et qui jubile soudain tellement l’osmose est parfaite entre la terre et le ciel.
Écrit directement en français, l’ouvrage relate la chronique d’une rencontre entre l’Allemand et son ami, reclus dans son antre drômois de Truinas, dans les environs de Crest. On voit le peintre débarquer un matin à la gare du chef-lieu. Avant de poursuivre sa route, il prend le temps de s’arrêter, de humer l’air de l’aube sur le pont qui enjambe la Drôme, de contempler la lumière grandissante du matin. L’odeur du pain embaume les parages d’une boulangerie proche. Et d’en voir ressortir une jeune femme grignotant le bout d’une baguette paraît de bon augure pour la suite de la journée. Tel un Ulysse improbable resurgi des millénaires, notre homme va cheminer à pied, pris une fois en stop par une belle inconnue. Sorte de réincarnation d’une lointaine déesse livrant à la dérobée un sourire rendant plus adorable le bleu du ciel.
Ort vit en alternance entre la banlieue parisienne et un quartier paisible de Tokyo
L’artiste pérégrin va de l’avant, aidé encore par deux maçons bienveillants, qui le déposent à l’entrée d’un village. Il reste à Sander Ort encore quelques encablures avant d’atteindre Truinas, en prenant à travers champs, buissons et bosquets. Deux à trois heures de marche environ. Enfin le hameau se profile, comme le grand figuier à l’angle de la maison du poète. Celui-ci ne se montre pas d’emblée, mais a laissé une bouteille de vin frais dehors sur une table de bois gris. Soudain il surgit, avide de connaître les détails du périple de son ami. Début de l’échange qui va occuper le cœur du livre. Entre propos graves et banals, regards portés sur les vrilles d’un liseron ou les cercles d’une buse planant en cercle dans le ciel sans un seul battement.
Osmose avec la nature
Ainsi, sur le vif, Sander Ort saisit les traits du vieux poète, plus que jamais frappé par l’imbrication de ce visage avec le site où il s’inscrit. Cette osmose quasi minérale entre un homme et la nature où il a choisi de vivre, à l’écart, pour y faire corps. S’inscrire au plus près des choses, s’y fondre, revenir à l’essence même de la poésie. Devenir fleur, treille, sauge, roche, rêve, roucoulement. Tout cela s’accompagne aussi de réflexions sur l’art et autres visions étonnantes, puisées dans le stock des œuvres de Sander Ort lui-même. Comme celles où il s’est attaché à ancrer la silhouette du poète dans son décor familier.
Certes, au fil de son travail, le peintre va se rendre compte qu’il est plus facile de cerner un lieu que toutes les facettes d’une personnalité. Mais par son approche exigeante, l’artiste lève un voile sur le mys tère du lien viscéral qui existe entre un créateur et les sources de son inspiration. Et si ici l’emporte la magie immémoriale des paysages de la Drôme, c’est bien parce que l’émotion qu’elle fait naître laisse sur les lèvres comme un avant-goût de paradis.
Alain Favarger