Récits de l’éveil du cœur
Un éditeur offre rarement la savoureuse expérience « d’entrer à nu » dans un livre, surtout lorsqu’il s’agit d’une œuvre non romanesque : en règle générale, les narrations commencent par une biographie accompagnée de notes instructives sur le fond et la forme. Ici, aucune préface ne prépare la rencontre avec l’univers d’un écrivain japonais des XIIe-XIIIe siècles ; l’immersion est immédiate, totale, vertigineuse. Jeté dans l’inconnu, l’esprit croit se perdre au milieu des villes et des montagnes nippones de l’époque féodale ; il laisse libre cours à son imagination en entendant l’ascète Kamo no Chômei évoquer « l’impermanence universelle », « le sûtra du Lotus », « le renoncement », « la renaissance », « la Terre Pure », « le Buddha » ; à ce stade de lecture, tout est affaire d’instinct et de sensations. Que les plus méfiants se tranquillisent ! Jacqueline Pigeot agrémente les 106 histoires d’utiles décryptages à la fin du volume. Les déambulations à travers les temples et les huttes prennent pleinement leur sens. Les mots qui se répondent d’une anecdote à l’autre sont finement replacés dans le contexte ; mis bout à bout, ils tissent une philosophie bouddhiste. Kamo no Chômei (1155-1216) est le fils d’un desservant du culte. À la mort de son père, le jeune homme vit de ses activités musicales et poétiques. Sa basse extraction ne lui permet pas d’être accueilli par les hauts dignitaires. À 50 ans, il se retire de la société et passe les dernières années de son existence dans un ermitage, au cœur de la nature. Trois recueils nous sont parvenus, publiés chez le même éditeur : les Notes de ma cabane de moine (une méditation sur la destinée humaine), les Notes sans titre (un traité de poésie) et les Récits de l’éveil du cœur : par de courtes relations pittoresques mettant en scène des personnages respectables ou loufoques, sages ou retors, Kamo no Chômei nous éclaire sur les enseignements de Bouddha : « considérant l’étroitesse de mon esprit, j’ai renoncé à explorer les profondeurs de la Loi, pour noter et collecter les petits faits [...] On pourra dire que j’ai saisi des nuages, que j’ai capturé du vent » : on pourra ainsi dire que ces histoires déplient le monde et nous ouvrent à lui.
Aurélie Julia