Ecrire au bout du rouleau
Trois vies parallèles et presque contemporaines (Sylvia Plath avait 9 ans quand les deux autres femmes, Virginia Woof et Marina Tsvétaïeva, se donnèrent la mort, en 1941) sont réunies dans cet émouvant récit polyphonique. En juxtaposant les voix de ses héroïnes, Shoshana Rappaport orchestre une oeuvre chorale où les élans, les doutes et les peines de trois destins tragiques se font écho comme dans les grands triptyques de la peinture mystique italienne. La personnalité multiple de chaque écrivaine entre en résonance avec celle des autres dans un magnifique jeu de miroirs biographique. Chacun de ces trois volets est un portrait cubiste qui nous fait subtilement découvrir le dehors et le dedans dumodèle, les voix in et off alternant sans cesse à la faveur d'un point de vue géométrie variable. L'introspection narrative, étayée par des citations, se mêle aux sensations et aux pensées que l'auteure prête à ces femmes exceptionelles ; elle procède tantôt à des plongées en abyme, tantôt à de brusques travellings arrière pour nous montrer un profil en relief, sculpté comme un camée. Ainsi Marina Tsvétaïeva "écrit une langue russe grenue, aphoristique, subjuguant par son impitoyable logique. Elle a le visage émacié, de longues jambes fines et ce regard qui semble quémander. Tout est ciselé en elle."
Sans pasticher leur style, Shoshana Rappaport restitue l'accent singulier de chacune, un lyrisme à fleur de peau et à perte d'haleine, vif, syncopé, tout à la fois extatique et pathétique. D'éblouissants coq-à-l'âne révèlent leur esprit romanesque et le trop-plein d'émotions qu'elles n'arrivent plus à contenir. La réalité leur offre ses bonheurs en vrac ; elles s'efforcent de les saisir pour qu'ils cristallisent dans une oeuvre, mais n'en restent pas moins déphasées dans la vie comme de funestes hantises ("Ce que je redoute le plus, se dit Sylvia Plath, qui voit le monde en Technicolor, c'est la mort de l'imagination"). On assiste à leur détraquement progressif au moment même où leur art atteint son apogée. Oscillations, défaillances, euphorie, déréliction. Les symptômes sont certes alarmants, mais qui n'a jamais remis en cause le bien-fondé de notre présence ici-bas? Les écrivaines balaient du revers de la main la prémonition du naufrage pour empoigner le fil d'une narration vibrante, palpitante ; le désir de s'en sortir croît à mesure que la lassitude et le désespoir les envahissent. Le monde est absurde ; la volonté échoue à adhérer au réel, et d'ailleurs les bouées auxquelles on s'accroche sont crevées. Comment se remettre des fractures qui vous coupent soudain le souffle? "Le présent s'immobilise. Les lumières l'éblouissent. Les gens deviennent flous, leurs limites s'estompent. Son corps se tétanise, se rigidifie. Elle voudrait être morte. "L'échec! L'échec! L'échec!" ", s'exclame Virginia Woolf.
La littérature est la seule planche de salut, mais ces trois femmes perdent confiance, hésitent, se demandent si elles réussiront à convertir en poésie les foudroyantes disjonctionos de leur âme, qui virent fatalement au cadavre exquis. Sylvia Plath "aimerait apprendre la Joie. Elle songe à une tarte au citron meringuée. Le soleil, derrière le mur, frappe d'une lumière de pièce d'or une tour qui se termine par un dôme. Comment s'appelle la tour?" Plus ambitieuse, Marina TsvétaÏeva est à la recherche d'un mythe, "un mythe qui promette, anticipe, et dissipe le brouillard". Et virginia Woolf "plane entre deux mondes comme une toile d'araignée, mais rien à quoi attacher son fil".
Shoshana Rappaport nous montre ces trois malheureuses fildeféristes en train de marcher sur la corde raide, munies d'une perche plus ou moins grande qui est leur oeuvre. Autour d'elles, l'abîme menace toujours et commence à les happer. Elles tâtonnent, pieds nus sur des oeufs, s'agrippant à une réalité délétère, en quête d'un rituel salvateur. Sylvia Plath étouffe dans la chrysalide de son propre foyer. Elle connaît le vertige d'un bonheur dont l'intensité est à la mesure de la tragédie qui s'annonce (elle finira par mettre la tête dans son four à gaz après en avoir ouvert le robinet d'alimentation). La conquête quotidienne du présent est un combat si cruel et si périlleux qu'on risque à chaque instant de rester sur le tapis. "Parviendra-t-elle un jour à organiser ses territoires? A se dépêtrer de l'esprit d'inadéquation qui est le sien?", se demande encore Sylvia Plath. Autre échappatoire : s'ancrer dans le passé, à la recherche d'un souvenir salutaire. Ainsi Virginia Woolf "a soif de retrouver le temps perdu. Instants de vie en fournit la preuve. Ses émotions se fondent sur des faits, glanés ça et là." Mais la réalité se dérobe. A moins, au contraire, qu'il ne soit impossible de se dérober à son étau mortifère, comme il advint. à Marina Tsvétaïeva, qui ne trouva d'autre issue à l'oppression que la pendaison.
Courts-circuits sous-jacents, étincelles incisives, fulgurances magistrales du stream of consciousness : Shoshana Rappaport sonde le creux de la vague où l'écrivain à la dérive, si génial qu'il soit, joue son va-tout sans y croire. Ce livre foisonne de trouvailles stylistiques, comme la fin stupéfiante, en queue de poisson si emblématique, du récit de Virginia Woolf. Scandée à l'instar d'un glas, l'épithète "morne", qui "l'émeut", évoque la célèbre note que l'auteure des Vagues laissa à son mari - "J'ai la certitude que je vais devenir folle" - avant de lester de gros cailloux les poches de son manteau et de se laisser emporter par la rivière Ouse, au bord de laquelle on retrouva son corps trois semaines plus tard.
La veille du drame, Leonard Woolf écrit dans son journal qu'il constate, chez son épouse, un "léger mieux" (slight improvement). Un titre à l'humour grinçant couronne cet admirable triptique.
Par Lucien d'Azay