Revue des deux mondes, par Patrick Kéchichian

10 septembre 2020

Il n’y a pas d'un côté le monde muet de la nature, avec ses paysages, avec le vent, la pluie et le beau temps... et de l'autre celui où l'homme parle, écrit, décrit, analyse ou célèbre, affirmant, même implicitement, sa volonté de puissance. Ce serait trop simple. Le dernier livre de poèmes de Claire Malroux semble né du refus de cette simplicité, de ce simplisme. Et cela, cette révolte sourde et obstinée, donne des ailes, et de la substance, à ses vers. Car si « les pensées sont injoignables au fond du cerveau », la réalité, visible et invisible, permet, elle, de tisser des liens. Le langage peut en proposer de multiples, d'infinies traductions. Mais pas d'optimisme excessif... « Les choses un jour se dérobent / Pas seulement les lointaines, les banales / mais les corps, les visages longtemps côtoyés... »

Née en 1925, Claire Malroux a derrière elle une œuvre, à la fois de poétesse et de traductrice, les deux sans doute indissociables. Elle a notamment mieux fait connaître, avec une grande sensibilité, Emily Dickinson et Wallace Stevens. « Il n'y a rien au monde de plus grand que la réalité. Dans cette malheureuse conjoncture, il faut accepter la réalité elle-même comme le seul génie », écrivait ce dernier. D’une manière personnelle, Claire Malroux, dans ce beau et surprenant recueil, s'empare de ce génie. La réalité, c'est celle du temps, dans les deux sens du mot : temporel et météorologique. « Le temps est à notre image, quelque chose de nu, sans gloire, / traversant notre sommeil en fleuve aveugle... » Elle peut bien convoquer la mythologie ou les textes sacrés, « innombrable » reste « le troupeau d'hommes / qui remplace aujourd'hui les héros et les dieux. » Les images, dans ces poèmes, ne viennent pas combler un manque, ou créer un monde imaginaire. Elles tentent d'affronter le réel et le monde. Même si « la musique des mots n'est qu'un cataplasme ». Car, toujours, « la poésie exige du poème / qu'il lui arrache la robe... »

 

par Patrick Kéchichian.