La République des livres, "Les Choses vues de Georges Séféris", par Pierre Assouline

 La République des livres, "Les Choses vues de Georges Séféris", par Pierre Assouline
20 2021

Il y a tellement de manières différentes de tenir son Journal intime qu’on hésite à les ranger toutes sous le label bien délimité d’un genre littéraire défini, avec ce qu’il peut avoir de corseté, de limité et de canonique. Le plus souvent, des notes à leurs dates. Mais bien rares sont les auteurs qui nous épargnent le superflu, l’anodin des travaux et des jours qui ne disent rien d’autre que ce qu’ils disent, les courses à faire et les notes de blanchisserie. En ce sens, le Journal qu’a tenu tout au long de sa vie le poète et essayiste grec Georges Séféris (Smyrne, 1900- Athènes 1971) est un modèle. Tel qu’il est conçu et rédigé, il tient davantage de la conversation avec le lecteur sans que pour autant le diariste se sente tenu de l’interpeller. A le lire dans la continuité ou par sauts et gambades, on ne se laisse prendre, envelopper par un ton qui sonne familier mais qui demeure extrêmement tenu tant sa quête du mot juste, précis, exact est permanente (on écoutera ici à profit l’émission « Une voix, une oeuvre » que Christian Giudicelli lui consacra sur France-Culture)

Le plaisir de lecture est rehaussé encore par la qualité technique du livre (papier, typographie, mise en page aussi soignés que sont précises les notes en bas de page d’Antoine Jaccottet et Amaury Nauroy) comme toujours avec cet éditeur. Celui-ci a été d’ores et déjà été récompensé de ses efforts puis le 17 décembre dernier, une soirée a été consacrée à cet événement français au Musée Bénaki à Athènes en présence de la Présidente de la République grecque. S’il y a un cadeau de Noël original à faire à un épris de littérature, d’histoire et de poésie, c’est bien ce Journées 1925-1944 (traduit du grec et préfacé par Gilles Ortlieb, 832 pages, 34 euros, Le bruit du temps). Sa vie s’y dévoile dans ce qu’elle a de plus insaisissable pour un biographe. Le plus frappant, c’est sa lucidité dans le feu des événements.

Il n’était pas du genre à écrire sans une impérieuse nécessité ; il lui fallait répondre à un appel intérieur, ce qui était bien le moins pour celui qui avait ordonné sa vie en fonction d’un absolu de la poésie et qui, dès lors, entendait écrire « comme on s’ouvrirait les veines » ce qui n’empêche pas une ironie légère. Cela dit, si le nom de Séfériades dit Séféris n’est pas totalement inconnu du grand public hors la Grèce, c’est que son œuvre a été distinguée par le prix Nobel de littérature en 1963. Pas un jour sans une ligne, on connait cette règle de vie du-t-elle se fait l’écho de son ressentiment et le registre de son amertume. Vis-à-vis des hommes qui le déçoivent bien sûr, mais aussi vis-à-vis des événements notamment la Grande Catastrophe (1922) qui vit le massacre et l’expulsion des chrétiens d’Asie mineure à la suite du deuxième conflit gréco-turc et provoqua en Grèce un coup d’Etat puis la chute de la monarchie.

De son pays, il disait qu’il demeurait sa blessure. C’était vrai où que ses pas l’aient porté au gré de nombreux voyages, que ce fut lors de missions diplomatiques effectuées pour son ministère (il termina brillamment sa carrière comme ambassadeur à Londres) ou à l’occasion de ses exils (Angleterre, Albanie, Crète, Egypte, Afrique du sud, Palestine, Italie). Cosmopolite et polyglotte, son Journal est fait de lettres, de promenades, de lectures, de concerts, de poèmes, de choses vues et de choses perçues, enfin de voyages « comme si j’étais Des Esseintes », ce qui n’est pas la pire manière de vivre loin de chez soi sans partir pour autant, en faisant travailler son esprit et son imagination dans l’intime fréquentation des livres et des œuvres d’art- et de la mer si présente dans son œuvre.

« De l’Occident, nous ne sommes pas revenus en Grèce rassasiés, nous sommes revenus affamés » (18 janvier 1926)

 

Il a traduit en grec des œuvres par lui admirées telles que L’Âne d’ord’Apulée,The Waste Land de T.S. Eliot, du Monsieur Teste de Valéry ainsi que des poèmes d’Eluard et de Lawrence, aussi bien que de Sophocle (en démotique) ou de Lord Byron. Sa langue, dépouillée, sobre, économe mais continûment métaphorique, qui ne réclamait pour seule grâce que parler simplement, est celle d’un homme instruit, éduqué, nourri par la poésie populaire ; un antipuriste proche de la tradition orale, adversaire des tenants d’un usage savant de la langue ; il se range parmi les démoticistes dans la querelle sur la langue démotique. Mais lorsqu’on dit qu’il a traduit « en grec », il faut souligner la polysémie de l’expression et préciser que Séféris se sentait moins grec qu’hellénique, héritier d’une très longue histoire- ce que l’Académie suédoise a été pour une fois bien inspirée de souligner dans ses attendus où il était dit que le Nobel le couronnait « pour son exceptionnel lyrisme, inspiré par un profond sentiment de l’hellénisme ». 

 Je ne demande rien d’autre que de parler simplement, que cette grâce me soit accordée.
Notre chant, nous l’avons surchargé de tant de musiques
Qu’il s’est englouti peu à peu,
Et nous avons tellement enjolivé notre art
Que son visage s’est noyé dans les dorures

Un vieillard sur le bord du fleuve (Journal de bord II)

En mettant nos pas dans les siens, malgré une misanthropie affirmée, on croise Henry Miller, Lawrence Durrell, Istrati, Gide, Henein, Malaparte, Kazantsakis, Elytis et tant d’autres. L’éditeur a eu la bonne idée d’adjoindre en appendice le portrait qu’Henry Miller, « qui tapait sur sa machine comme un pianiste déchainé », a fait de Georges Séféris dans Le Colosse de Maroussi : « Par nature, un mâtiné de taureau et de panthère… un chaud sourire asiatique qui lui vient toujours au visage, comme un flot de nectar et d’ambroisie ». Bien vu, HenryGilles Ortlieb le rappelle dans sa préface, les obsèques du poète (il est également l’auteur d’un unique roman Six nuits sur l’Acropole), par le nombre de ses participants et par l’émotion qui se dégageait de l’immense cortège dans les rues d’Athènes, de l’église Sainte-Catherine à Plaka jusqu’au premier et plus grand cimetière de la ville, fut perçu sur le moment et rétroactivement contre la première manifestation silencieuse de masse contre la dictature des colonels quatre ans après leur coup d’Etat.

Il se produit avec ce livre d’une richesse insoupçonnée ce que son auteur appelle de ses vœux pour tout bon livre : une étincelle nait de sa lecture à condition que la vie que tout lecteur renferme en lui entre en dialogue avec le réservoir de vie contenu dans ses pages.

(Photos Passou et Sti-Gerasa-Oktobrios-1953)

Par Pierre Assouline