Fémina - Recension par Dominique Bona

05 mars 2019

Le coup de ceur de Dominique Bona de l'Académie française

Dans un monde vidéo de tous repères, où règnent l'inquiétude et le mystère, où même le mot "roman" étonne et ne dit plus rien à personne, une narratrice inconnue, plongée dans une solitude oppressante, poursuit un dialogue ininterrompu avec un interlocuteur non défini : et c'est peut-être vous, et c'est peut-être moi, ou nous tenons tous ensemble, ce lecteur critique, exigeant, qui abuse d'échanges et d'amitiés. Est-ce notre terrible futur ? Relations virtuelles, paroles jetées sur les réseaux, abus de mots, d'idées, de fausses infos ? Virginia Woolf et les Pink Floyd, Kenzaburo Oe et Russell Banks s'invitent dans cette fable, tels des frères et des amis perdus, les seuls à avoir un nom, une existence, une trace effective. Berlin, Vienne, Paris et les villes enchantées d'Italie, vous reverrai-je un jour ? Lent travail de sape et d'oubli. Vertige des lendemains qui déchantent. Cécile Wajsbrot joue avec nos nerfs, sape nos certitudes. Romancière des souffrances tues, des chagrins enfouis, des amours détruites, elle peint un univers de science-fiction où tremblent les regrets de ce qui n'est plus. Son écriture, calme et précise, convoque nos démons. Destruction, cinquième et dernier roman du cycle Haute Mer, se lit dans le crainte et l'émerveillement. J'ai aimé sa poésie très sombre, entraînée par sa première phrase : "J'ai consacré ma vie à ces heures de retrait passées à lire et à écrire..." Comment demeurer si musicale, si douce, si résolument lointaine et civilisée, quand tout autour s'écroule, quand tout n'est que ruines et absences ?

Par Dominique Bona