Jean-Luc Sarré, « Apostumes »
Un des plaisirs de la note ou, pour reprendre le sous-titre de Sarré, des « pages de carnets », tient à son aspect papillonnaire, imprévisible, virevoltant. Brièveté et vrac se conjuguent pour produire une variété multiple : attaque, enjeu, moyens, allure, ton… Le désordre, ou l’aléatoire, créent la surprise jusqu’à en faire une esthétique plus ou moins volontaire mais efficace. Pour Sarré, c’est sans doute un art d’écrire qui correspond le mieux à un art de vivre, ou un mode d’être, qu’il revendique. La note permet de ne pas s’appesantir, de rester dans la « précarité » (p. 56), celle d’un « incertain passant » (156) de la vie, tout en restant sédentaire (« le moindre déplacement m’a toujours été un désagrément » [57]), pour cause d’« incuriosité mâtinée de flemmingite » (135). Cette maladie-là peut même apparaître comme une sagesse, entre fatalisme et jouissance, avec le recul de l’âge : « ma paresse, cette fidèle compagne qui fut, souvent aussi, bonne conseillère… » (45), « inféodé à la paresse, je ne me lasse pas de subir ce joug » (60), « j’ai souvent le sentiment que la paresse est à mon service » (104)… La donne change avec le cancer, lorsque la maladie imprime et impose son rythme à une vie qui ne demandait rien à personne.
C’est sans doute le décalage le plus sensible entre Ainsi les jours (même éditeur, 2014) et le présent livre. Dans son premier tiers, on retrouve un espace qui était devenu familier : appartement, balcon, parc, quartier… Après commence l’ailleurs, peu accueillant : le « centre-ville » de Marseille (109), la plage (148 et suivantes)… mais pas d’autre(s) au-delà, même en rêve. Ce microcosme, on aurait presque envie de dire biotope, n’est pas ressenti comme douloureusement étroit : si le corps freine le déplacement, la « canne » (106), si le cheval demeure un motif de rêverie (23, 24, 64, 99, 105, 111, 173…), l’univers peut être réduit sans trop de mal à l’appartement : « Enfermé parfois dans mon quartier, je le suis alors un peu moins dans mon appartement et plus du tout dans ma chambre » (97). Cela tient à ce que le regard de Sarré reste à l’affût (attente et attention) du moindre ; les notes sont nombreuses à propos des oiseaux du balcon, des arbres du parc et de la vie quotidienne dans l’immeuble (scènes sur le parking ou dans le parc, relations de voisinage, bruits intempestifs…). Si on est en éveil, et que l’on règle le désir à bas régime, alors ce qui est peut suffire : « le bruit, insituable, d’un balai sur le sol irrégulier d’une cour » (30), « un petit détachement de nuages »… et « j’aurai au moins vécu quelques secondes aujourd’hui » (25). Le monde extérieur peut être réduit à un espace somme toute spartiate, mais cela tient à ce que la vie intérieure fait l’équilibre : les rêves et les souvenirs sont présents, mais plus à titre de curiosités, d’étonnements passagers, un peu comme si l’auteur ne voulait pas prendre cette pente et lui donner trop d’importance. La musique, aussi, participe à cette ouverture sans bouger. Mais c’est la littérature qui domine : Flaubert, Montaigne, Proust, Blanchot, Svevo… et surtout des noteurs : Renard, Lichtenberg, Perros, Reverdy, Scutenaire, Cioran… On remarque l’absence de poésie, un peu comme si Sarré avait tourné la page sur cette part de lui-même : une seule note, « pas le moindre poème depuis des années, mais ce n’est pas étonnant, voilà des lustres que je ne marche plus. Souvent les premiers mots naissaient sous mes pas » (232). Lorsque l’auteur revient sur sa vie, c’est de façon globale, humaine, très peu sur sa vie littéraire, et toujours sur un ton qui mêle humour et mélancolie, autocritique amusée et absence de regrets : « ai-je jamais couru après un bus ? Ai-je jamais couru après quoi que ce soit ? C’est ainsi que la vie n’a cessé de me passer sous le nez » (12), « à la périphérie, c’est là et ainsi que j’ai le plus souvent vécu » (98), « Me voici devenu un vieux con. Ça devait finir ainsi. Une évolution tout ce qu’il y a de plus logique quand je considère le chemin parcouru. En être conscient est une bien mince consolation » (101). Sarré, ou l’échec serein parce que l’écriture parvient à le transformer en réussite sur le plan littéraire. Néanmoins, la tonalité vire plus sombre lorsque la maladie entraîne son cortège de consultations, soins, traitements, opérations, hospitalisations… La donne de vivre est radicalement transformée : « J’ai le sentiment depuis deux ans d’appartenir à des hôpitaux et à des centres de rééducation qui m’accordent, de temps à autre, de plus ou moins longues permissions de sortie » (195).
Pourtant, si la réalité bouge, on pourrait dire que la poétique de Sarré, elle, ne change pas : « Je n’ai jamais “tenu” de journal de crainte que celui-ci ne me tienne ; je me leurre peut-être mais il n’en va pas tout à fait de même avec ces remarques en marge du quotidien » (66). La note comme « remarque », ou façon d’épouser au plus juste les intermittences de la vie (51) aussi bien que celles de l’écriture (54) ; ce qui ne change pas, c’est le « regard », et « ce qui construit ce regard, c’est-à-dire ce qui est » (93). On pourrait dire que la maladie change ce qui est observé mais pas le regard qui observe ni son traitement littéraire ensuite. Il en va ainsi pour toute la réalité neuve, imposée par la maladie : le corps du malade, bien sûr, mais aussi tout l’environnement hospitalier, les lieux, les personnels, les autres malades… De même, les moyens littéraires mis en œuvre restent sensiblement identiques et concourent à créer un curieux mélange de réalisme et de distance. L’émotion n’est pas absente, la souffrance par exemple, mais elle n’est pas rendue de façon directe ou lyrique (aucun point d’exclamation dans ce livre, sinon dans les dialogues rapportés) ; elle est davantage induite par les termes techniques, le type de soins, etc. Le corps malade est comme mis à distance, presque ennemi (168), en tout cas étranger : « Je suis un autre ainsi paré. Je ne redeviendrai moi-même que lorsque les électrodes me seront ôtées » (135), « Je me sens “ à côté de la plaque” sans même savoir où se trouve celle-ci » (170), « Déjà midi et je ne suis toujours pas en vue. Ce ne serait pas la première fois que je passerais toute une journée en mon absence » (214). On le voit, l’humour est un autre moyen pour éviter la dramatisation et l’emphase : Sarré décrit l’hôpital de façon satirique, depuis l’aide-soignant jusqu’au médecin chef de service : cela donne des scènes amusantes et des portraits-charges qui sonnent juste. La critique porte essentiellement sur l’infatuation des « docteurs », les relations de pouvoir et le non-respect de l’humanité du patient : il devient un « cas », quand il n’est pas réduit à un numéro de chambre : « Docteur en médecine, soit, puisqu’un diplôme l’atteste, mais médecin elle ne le sera jamais à mes yeux si elle persiste à voir dans son malade un “sujet clinique” et non un patient » (225). Néanmoins, certaines figures, peu nombreuses, sauvent l’honneur de la corporation : ainsi pour tel kiné (228), tel psychologue hospitalier (226), tel « service de radiothérapie » (239)…
Un autre moyen, discret mais efficace pour rendre la pénibilité de la vie malade tout en évitant « l’indécence » (238), consiste à « noter par omission » (118). Par exemple, l’hôpital comme enfermement, prison : le motif est parfois exprimé (195, 226) mais il est surtout présent et sensible par l’absence totale, durant les suites de notes hospitalières, de ce qui faisait les menus plaisirs de la vie normale : la musique, le ciel, les oiseaux, les arbres… « Cette année, la glycine, c’est pour les autres » (238). Sarré excelle dans ce type de réduction expressive au détail. Il en va de même pour le portrait ; lorsqu’il veut se moquer d’une médecin pneumologue, il la réduit à ses pieds et leur « vernis à ongles de piètre qualité » (135). De même encore, mais le sourire est plus crispé, lorsqu’il évoque la vie du malade : elle est déléguée (232), dépendante (231), ralentie (229), rétrécie (231)… mais toujours saisie par de petits faits vrais, quotidiens, sans discours ni plainte.
Si la note consiste à « tenter de glaner quelques bribes de réalité » (54), on ne s’étonnera pas qu’elle soit d’abord affaire de regard. Or, la maladie et les soins enlèvent ce « regard sur le monde et jusqu’au désir d’en avoir un » (41). L’ultime note du livre revient sur ce constat : « Ce cancer, et surtout, peut-être, les traitements qui lui sont inhérents, auront confisqué mon regard » (241). On peut comprendre cette frustration vécue, sans la partager en tant que lecteur : ce livre est remarquable dans sa poursuite du vivant, y compris dans la traversée du cancer, littérairement et humainement.
Antoine Emaz