Poezibao - Aveuglante ou banale d'André du Bouchet

 Poezibao - Aveuglante ou banale d'André du Bouchet
29 juillet 2011

Aveuglante ou banale d'André du Bouchet

Il faut saluer à nouveau le travail des éditions Le Bruit du temps, et celui de Clément Layet. En même temps que le passionnant volume des carnets (1949-1955), Une lampe dans la lumière aride, paraît donc cet ouvrage qui reprend les essais sur la poésie (1949-1959). Les deux livres se complètent et bon nombre de préoccupations se retrouvent d’un volume l’autre, avec des optiques différentes : disons, très grossièrement et pour autant que cette distinction soit valide pour du Bouchet, poétique dans les carnets, théorique dans les essais.

Aveuglante et banale, le titre est bien choisi : il est extrait du texte Image à terme, repris dans le volume. Les deux adjectifs, sous la plume de du Bouchet, qualifient la poésie, mais ils pourraient tout aussi bien s’appliquer à la réalité. On voit bien que l’on est ici au cœur du monde du poète d’Air, et Clément Layet le montre clairement dans sa préface (cf. pages 16 à 19).

La construction du livre est nette : le premier tiers reprend les essais critiques publiés par du Bouchet entre 1949 et 1959. Quatre articles majeurs sur Reverdy, Hugo, Baudelaire, Pasternak, et une série d’études plus courtes sur Char, Ponge, Hölderlin, Joyce… Les deux derniers tiers du volume sont des inédits : carnets, ébauches, travaux préparatoires gravitant autour des textes publiés.

Dans ces notes ou ces brouillons, ce n’est pas la pensée de du Bouchet qui est difficile à saisir, c’est un mode de pensée, plus précisément une fréquence radio de pensée. À la fois quelque chose d’erratique et d’obstiné. Une pensée par retours et ruptures, vraiment une tête chercheuse, sans aucun désir de construction, guidée seulement par son propre mouvement. On voit très bien que du Bouchet a lu, relu tout Baudelaire, mais son arrêt décisif est Le rêve d’un curieux. Cette façon d’interroger le détail restera dominante, mais sous une autre forme d’écriture dans les travaux critiques de la fin : quelques citations brèves seront alors seules génératrices de l’« étude ».

Il est très étrange de lire ces pages où la pensée est restée en mouvement. Même pour les textes arrêtés, publiés par du Bouchet lui-même, demeure cette impression de n’en pas finir. D’où peut-être les réécritures finales du Reverdy ou du Baudelaire ? Mais ce sera dériver vers encore plus de mouvement, d’incertitude arrêtée sur une approche, et non sur une prise.

À ce propos, les notes sur la critique (pages 240 à 251) sont très éclairantes. Si du Bouchet accorde à Hugo et à Baudelaire qu’un poète se double naturellement d’un critique (p. 243), c’est pour mieux distinguer ensuite « connaissance critique et connaissance poétique » (p. 249), en notant que la première est toujours en retard sur la seconde et que la prétention à « l’infaillibilité » est tout à fait illusoire.


Mais ce qui retient surtout, c’est la justesse perçante d’un regard de lecteur, dès 1949. Fureur et mystère : « La parole de Char, en effet, est essentiellement oraculaire ; non pas hermétique mais sibylline, tout en fournissant des gages » (p. 41). Sur Le verre d’eau de Ponge : « Il s’agit, ici encore, de l’homme enchevêtré vif au monde […]. Il ne peut répondre que par des mots à une question qui n’est pas de leur ressort ; et cette gêne nous touche au vif dans notre déception quotidienne : quand au lieu de gagner accès au dehors, comme nous nous le proposons, nous nous retrouvons aux prises avec quelque chose de totalement différent – les mots dont nous avions voulu nous servir » (p. 44). On voit bien ici en quoi la trajectoire de du Bouchet, pour unique, extrême et entêtée qu’elle soit, croise celles d’autres poètes de cette période des années 50.

Mais le plus marquant reste pour moi de retrouver les textes sur Reverdy. L’encensoir n’est certes pas l’outil critique le plus facilement manié par du Bouchet : à propos du Chant des morts, il écrit en 1949 : « Cette poésie, en effet, ne provoque pas l’admiration » (p. 31). Mais dans le long article Envergure de Reverdy, publié en 1951, il donne une lecture magistrale de l’œuvre reverdyenne, indiquant sans le dire les points qui font ou feront dette dans sa propre poésie. À commencer par le « manque » comme moteur (p. 47), l’impossible « mainmise sur la réalité » (p. 49), l’extrême tension interne de l’œuvre (p. 53), le « blanc » (p. 54), et surtout peut-être l’invisibilité de l’image (p. 54 à 56)… Il n’est pas étonnant qu’il termine son article par un éloge d’une œuvre présentée comme aussi décisive que celle de Baudelaire (p. 62). 

Trois autres études sont tout aussi riches et passionnantes pour le jeu amont/aval qui caractérise cette période : Baudelaire irrémédiable, Hugo (L’infini et l’inachevé), et Le second silence de Boris Pasternak. À travers ces textes, et les notes de travail qui les accompagnent, on voit comment se construit la personnalité poétique de du Bouchet, comment les œuvres qu’il interroge lui fournissent des appuis ou des éléments de réponse à son propre questionnement.

C’est passionnant, et pas seulement d’un point de vue génétique ; ce qui est donné à lire, c’est une pensée poétique qui n’a pas de cesse : elle revisite de façon unique des œuvres classiques, elle ouvre bien sûr vers l’œuvre de du Bouchet, mais elle active aussi une interrogation pour la poésie aujourd’hui. En ce sens, Une lampe dans la lumière aride et Aveuglante et banale sont deux livres aussi remarquables que nécessaires.

                                                                                                       Antoine Emaz