Quel livre émouvant que ces Rondes de nuit d’Amaury Nauroy qui vient de paraître en poche au Bruit du temps (première parution en 2017, un compte-rendu par Ariane Lüthi en avait été fait sur ce même site), à partir du célèbre tableau de Rembrandt.
Ce jeune auteur (moins de quarante ans) nous livre des textes qu’il tente d’ « ébrouer » pour leur enlever une sorte de bruine de mélancolie, comme s’il avait déjà une longue vie derrière lui. Il faut dire que sa jeune vie est tout entière peuplée de rencontres et non des moindres : Philippe Jaccottet, Jacques Chessex, les peintres Claude Garrache, Jean-Claude Hesselbarth, Gérard de Palézieux (nous sommes en Suisse, pour une partie, ou dans la petite Suisse qu’est la Drôme provençale par ses habitants « exilés ») avec, en figure tutélaire, le Gallimard helvète, Henry-Louis Mermod, personnage haut en couleurs, grand industriel et grand éditeur, auquel Amaury Nauroy consacre une bonne partie du livre, nous plongeant avec délice dans la vie et l’univers de cet homme très oublié, éditeur de Ramuz comme de Cingria ou de Gustave Roud, faisant ses maquettes à la main, reconnaissant très vite le talent de Philippe Jaccottet.
Ce qui me touche ici, en dehors de tout ce qu’Ariane Lüthi a parfaitement évoqué, c’est le rapport de son auteur au temps, c’est ce que ce livre dit de ce rapport au temps. Il est peu question de sa propre enfance, de ses parents, il me semble que cet « adolescent d’autrefois » s’est construit plus tard, au fil de ses rencontres. Comment ce jeune homme s’est-il passionné pour une Histoire déjà ancienne, comment s’est-il formé avec ses « ancêtres » intellectuels, comment compose-t-il à présent avec nombre d’entre eux devenus en effet « figures absentes, » ces grands disparus, souvent taiseux mais néanmoins généreux. D’où sécrète cette écriture parfois un rien désuète rendant hommage au Style, de quels pères a-t-il besoin si jeune pour arpenter à ce point la poésie qui le précède, d’où sourd cette mélancolie dont il s‘efforce avec une persuasion pas tout à fait persuadée de prendre ses distances vers la fin du livre, qui est-il au fond, tout hanté de livres mais aussi de souvenirs de ces rencontres avec les uns et les autres, ici ou là, la plupart du temps à la campagne, parfois au restaurant, entouré de nombreux convives ou non, aimant écouter, regarder, sachant merveilleusement décrire la campagne près de Grignan ?
Ce jeune homme est un proustien, son livre est proustien, la carte postale qu’il tient dans sa main reproduisant la célèbre ronde de nuit est son Rosebud, son Schibboleth, son mot de passe. Cette jeune fille du tableau, de passage, c’est lui, c’est la figure du témoin, « la lanterne » dit-il, qui éclaire la scène. Il se remémore, mais il se remémore aussi ce qu’il n’a pas connu (Mermod), par cette propension psychique et littéraire à saisir une atmosphère. Cela me rappelle Modiano « je fête l’anniversaire d’amis que je n’ai pas connus » parlant des écrivains (et auteur, lui aussi, d’une Ronde de nuit !) : « Ce léger décrochage entre le nom et la chose, je me dis que c’est le passage du temps, un certain vertige de l’expression désaccordée ».
Ce livre aurait pu être écrit tard dans sa vie mais non, Amaury Nauroy l’écrit encore bien jeune (la première partie il y a un moment déjà !), comme pour se donner une assise, un point d’appui, le début du courage, un élan, comme pour fixer photographiquement un joyeux repas, un visage bourru, une campagne qui disparaît et pouvoir ensuite prendre son propre chemin : « Ce qui nous touche est plus discret, comme le son atténué d’un monde déposé sous une cloche de verre »
Il comprend tellement bien ce qu’est un éditeur, qui a besoin de « bois » pour chauffer son désir de livres, qui aime ses auteurs plus que lui-même, qui s’efface derrière eux, qui partage avec eux, rêvant toujours d’un autre livre : « À côté du catalogue définitif figure toujours un autre catalogue, plus ample, celui dont l’éditeur a rêvé. Comme il existe aussi en large d’un livre un autre livre, plus ample, insaisissable. ». La brûlure nécessaire, il l’éprouve, il sait qu’il faut garder la flamme et refouler le goût des cendres. Amaury Nauroy fait de même pour ces écrivains.
Pages bouleversantes sur celui qui « fête la lumière », Philippe Jaccottet, dans sa maison biscornue, aussi drôle, lui aussi, que modeste, irrémédiablement droit dans ses choix, fidèle dans ses amitiés, dont il dit « La conscience, ou le rêve, de ce réseau est notre moins fragile appui », pages serrant le cœur que ce portrait de la libraire de Grignan, une Isabelle dotée d’un solide caractère, si accueillante et mettant d’un seul coup tout le monde dehors pour savourer un moment de solitude.
Je suis plus tard dans ma vie qu’Amaury Nauroy ne l’est dans la sienne, je n’ai jamais su faire les portraits de mes « ancêtres » littéraires que j’ai pu rencontrer et aimer, à l’âge tendre où ils peuvent aussi vous défaire, vous empêcher, vous garder en éternelle égérie et où ils n’ont fait que m’encourager, me proposer, m’aider, je les garde tous en moi, dans l’intime conversation reconnaissante que l’on a indéfiniment avec eux. Mais je reconnais dans ces Rondes de nuit cette figure encore incertaine que l’on est très jeune et qui trouve peu à peu ses propres contours grâce aux écrivains et à leurs livres. La silhouette se dessine, le jeune homme a trouvé comment vivre, et écrire : « A deux instants de sa courbe, un être ne peut en aucune façon être identique à lui-même, ni son souvenir intact un mois, dix ans, cinquante ans après sa mort » et même simplement dans le cours de sa vie… C’est ainsi qu’il ébauche son autoportrait…
« On s’effacera tous à la fin de son corps devant une petite collection d’objets », comme une carte postale de la Ronde de nuit, un tout petit appareil photo en plastique (reproduction pour enfant du véritable appareil, ne dépassant pas 4 cm de longueur, transporté toutes ces années et dont je ne sais même plus d’où il vient ou qui me l’a donné…). C’est « la façon dont le temps s’ingénie à défaire la relation qu’une vie, une pensée a pu lier avec un certain nombre d’objets… » pourtant éternels dans la littérature comme une certaine petite madeleine…
Le mot d’adoration est prononcé vers la fin, bien sûr.
Par Isabelle Baladine Howald