Philosophie magazine : Entretien avec Pierre Michon. Propos recueillis par Martin Legros

08 juillet 2020

Le 12 avril, répondant à un défi qui a beaucoup circulé sur Facebook consistant à publier les couvertures de ses livres préférés, vous présentiez un écrivain soviétique méconnu, Isaac Babel« L’un des plus grands du XXe, éclipsé par de vagues Faulkner, Proust, Chalamov, etc. » Qui était Babel ? Pourquoi compte-t-il autant pour vous ? 
Je blaguais – je ne pense pas une seconde que Faulkner, Proust ni Chalamov soient de second plan. Mais Babel est des leurs. Pas si méconnu que ça, d’ailleurs. Sa vie est celle des téméraires qui restèrent au pays sous Staline, de ces auteurs (surtout les poètes) que l’ogre admirait et jalousait et dont il se servait : il laissa vivre Babel, le flatta et lui fit miroiter les plus hautes récompenses qu’il ne lui accorda jamais, il lui téléphonait à 3 heures la nuit sur des points de poésie, et pour finir, lui envoya les sbires du Guépéou dans le couloir à 5 heures du matin. Et après les « aveux » extorqués (pour rien, pour remplir du papier administratif à la bureaucratie ogresse), ce fut une balle dans la nuque dans les sous-sols de la Loubianka [le tristement célèbre immeuble qui a abrité les polices secrètes et les prisons politiques sous le régime soviétique, et qui abrite aujourd’hui encore le siège du FSB, soit l’ex-KGB]. C’est un écrivain sans pareil. Le plus haut styliste et le plus sanglant des vivants, des convoiteurs, des tueurs. Des jouisseurs, des pieux. Le plus haut style, le plus sophistiqué et savant, baigné de sang et de larmes. Mais avec cela, un maître du pardon (ah, ces Russes, quelle grâce du revirement !). Juif, bolchevik, cavalier, voyou. Il idolâtrait la lune, les chevaux, le peuple ; il est capable, dans deux pages soufflantes de Cavalerie rouge, de nous faire apparaître Spinoza en personne dans le corps d’un jeune fils de rabbin moqué et insulté, sur qui un vieux salaud crache tandis qu’il reste stoïque comme un Christ aux outrages, dans une synagogue cernée par des cris de cosaques, en 1918 en Russie l’hiver. La pure épopée, avec des spectres. On se croirait dans Shakespeare.  

Kundera voulait qu’il n’y ait qu’une métaphore par livre. C’est un peu avare. Babel, à rebours du conseil kunderien dont on peut se passer, met une métaphore par phrase, ou trois, ou dix, sa métaphore éclabousse la narration sans l’arrêter et la relance ; ils sont rares, ceux qui parviennent à tenir les doubles rênes de l’image et du narratif. Rimbaud est tout près. Rimbaud chez les Soviets. Et, puisque dans le livre que j’écris, il y a de la cavalerie, des vieux bolcheviks et des métaphores kitsch (en plus des animaux), je me suis beaucoup nourri de Babel, je l’ai annexé. Je lui ai pris surtout des métaphores sur la lune.

Par Pierre Michon