Penser libre

 Penser libre
15 mars 2011

Ce livre n’est pas totalement un inédit. En 1949 parut aux éditions Calmann-Lévy, grâce au soutien de Boris Souvarine, une édition tronquée sous le titre La condition inhumaine, depuis longtemps épuisée. Auparavant, quelques chapitres avaient été révélés par la presse, puis quelques éditions, toujours incomplètes, virent le jour dans différents pays. Il est vrai que pendant de trop longues années, malgré les témoignages précédents (Panaït Istrati, Victor Serge, entre autres, plus tard Chalamov et Soljenitsyne) l’opinion internationale se montra incrédule puis prudente, tout particulièrement à gauche, l’URSS restant un des pays ayant apporté la victoire contre le nazisme.

Voici enfin dans son intégralité, sous son titre original, Voyage au pays des Ze-Ka, un témoignage sur le goulag, sans doute l’un des premiers et des plus forts jamais écrits. La traduction est due à Nina Berberova ainsi qu’à Luba Jurgenson [1], qui a également assuré la révision du corpus et qui donne une excellente postface : « Je ne mourrai pas tout entier ».

Julius Margolin (1900-1971), né à Pinsk (Biélorussie) dans une famille juive, est élevé dans la culture russe autant que polonaise. Docteur en philosophie de l’université de Berlin, il s’installe avec sa famille en Palestine. On peut dire qu’il se trouve au mauvais endroit au mauvais moment, puisqu’en 1939 il séjourne à Lodz lorsque la Pologne est envahie. Il rejoint alors sa ville natale et durant une année va tenter de sortir du pays. Son passeport palestinien ne lui sera d’aucun secours, le voilà considéré comme sans nationalité, et de ce fait arrêté par le NKVD pour infraction aux lois sur les passeports ! Il est condamné à cinq ans de camp de « redressement par le travail », envoyé en Sibérie sur la rive nord du lac Onéga et devient un Ze-Ka [2] chargé, avec sa « brigade », de l’abattage d’arbres. D’autres, ailleurs, effectuent des travaux tout aussi durs, terrassement, construction de voies de chemin de fer, etc.

À propos de « La puissance de rendement des hommes et des bêtes de somme », l´auteur explique ce qu’il faut entendre : « Ce terme désigne à la fois les prisonniers et les chevaux, qui ne se différencient pas, à qui l'on confère la même dignité, la même valeur et qui ont un sort commu  : accomplir la norme de travail qui leur est imposée. »

L’horreur le dispute à l’absurde, mais toujours dans le même sens : exploiter jusqu’à la mort les prisonniers par le travail forcé et leur faire perdre leur humanité. La ration de nourriture, proportionnelle à la norme réalisée, réduite les jours de repos ou en cas d’incapacité, ne permet pas de survivre à la plupart des détenus, même les plus solides au départ. Seuls les violents, qui font régner la terreur sur les autres Ze-Ka, s’en tirent mieux, réussissant à infiltrer l’administration du camp, qui prend sa part.

On attend de Julius Margolin, intellectuel et myope de surcroît, des normes irréalisables. Or, selon leur rang dans la société concentrationnaire du camp, mal nourris, mal vêtus, épuisés par le climat glacial, les journées de travail de bagnards, les brimades, le cachot, l’espérance de vie des détenus peut varier d’une année à cinq ou six, rarement plus. Le Voyage au pays des Ze-Ka décrit aussi les conditions atroces et dégradantes des voyages, en wagons de marchandise, à pieds, quasiment sans nourriture et exposés au froid.

Margolin fait bien remarquer qu’il ne s’agit pas de la même chose que les camps d’extermination nazis, cependant cette mort lente est une torture.

L’originalité de ce témoignage réside dans la capacité d’analyse de Julius Margolin, habitué à la liberté de pensée et d’expression au contraire de la population soviétique dans sa majorité. Ze-Ka parmi les autres, il porte cependant sur les phénomènes et les comportements un regard d’entomologiste. Mais il faut saluer en outre l’absolue sincérité de l’auteur. Margolin ne se présente pas comme spécialement différent, alors qu’il tente, avec quelques autres, de ne pas sombrer dans l’inhumanité, en ayant recours à la solidarité et à la culture. Mais il lui arrive parfois, à lui aussi, de céder à la violence et de frapper un co-détenu, ce dont il tire cette conclusion : « Parmi toutes les choses que je ne pardonnerai jamais, ni au camp ni à ses sinistres créateurs, ce coup restera dans ma mémoire, car il fit de moi un instant, leur complice, leur élève, leur prosélyte. »

On pourrait craindre de se sentir écrasé et désespéré à la lecture de ces 700 pages. Il n’en est rien. L’auteur décrit dans une langue classique et efficace son itinéraire et la condition des prisonniers. À chaque chapitre, on attend de découvrir la suite et Margolin arrive à faire rire, dans une auto dérision, de l’absurdité à l’œuvre dans l’organisation du camp et des maladresses de ces intellectuels brutalement transformés en bûcherons.

Enfin, un chapitre, « La doctrine de la haine », s’avère tout particulièrement éclairant sur le phénomène lui-même, avec entre autres cette remarque : « … Il existe une forme de haine originelle et pure, puissante bien qu’aveugle, aveugle bien que puissante, et d’autant plus active que rien ne la légitime. Elle ne redoute que la lumière du jour. La Raison est son ennemi naturel. Ceux qui l’éprouvent sont d’accord, dans le monde entier, pour nier la liberté de l’esprit.  »

Julius Margolin survit de justesse et, libéré en 1945, il écrit le Voyage au pays des Ze-Ka dès son retour à Tel-Aviv. Il est à noter que ce livre, en réalité, ne fut pas le premier. En effet « En cet été [3], qui marqua mon premier grand entracte d’invalide, j’écrivis ma Doctrine de la haine. Je réussis à écrire trois ouvrages [4] pendant mes années de détention. » Mais en juillet 1944 lors d’un transfert et d’une fouille, tout est perdu. Un soldat vide le sac de Julius Margolin. Un ZE-Ka ne doit avoir aucun papier sur lui. Le soldat jette dans la boue la photo de la mère de Margolin et les trois manuscrits. « Il était perdu, le livre écrit au camp, dans la peur, avec mille précautions, le livre que j’avais caché aux espions, dissimulé lors des perquisitions, des années durant. Il est perdu, ce travail qui reposait sur un paradoxe tragique : j’écrivais sur le mensonge au milieu du mensonge, sur la haine au milieu de la haine, sur la liberté en détention.  »

Julius Margolin vint à Paris en 1950 témoigner au procès de David Rousset [5] contre Les Lettres françaises, et continua à lutter, jusqu’à sa mort en 1971, pour la libération des Ze-Ka, et pour témoigner de la réalité des camps soviétiques. Il déclare ainsi : « Celui qui entend ces deux mots, "camps soviétiques", doit savoir qu’il ne s’agit pas simplement d’une méthode, d’un étendard, d’un symbole du régime. Des hommes enfermés : cela dépasse les limites des discussions politiques, de la propagande et de la contre-propagande. » Il dit aussi : « Je sais d’expérience qu’aucun argument, aucun témoignage ne saurait convaincre un homme qui se considère comme communiste. Seule la réalité soviétique elle-même peut lui faire changer d’avis. »

On pourra apprécier, de cet auteur si méconnu, cette phrase de portée universelle : « Chaque crime commis dans le monde doit être appelé par son nom, à haute voix. Sinon, la lutte contre lui est impossible. »

SKS


[1] Luba Jurgenson, écrivain et traductrice, maître de conférences en littérature russe à l´Université de Paris-IV Sorbonne et auteur de livres sur le totalitarisme soviétique, notamment L´expérience concentrationnaire est-elle indicible ? (Éditions du Rocher, 2003)
[2] Littéralement « Détenu-combattant du Canal » terme qui apparu vers 1930 pour désigner les prisonniers qui creusaient le canal de la mer Blanche à la Baltique puis par extension tous les détenus des camps
[3] ndlr : 1943
[4] ndlr : La théorie du mensonge. Doctrine de la haine. De la liberté
[5] David Rousset, écrivain et militant politique français (1912-1997). Résistant, déporté, auteur de deux ouvrages de référence, L’Univers concentrationnaire et Les Jours de notre mort. En 1950 il crée la Commission internationale contre le régime concentrationnaire (CICRC), qui entreprend des enquêtes sur les situations espagnole, grecque, yougoslave et soviétique. Ayant utilisé, pour la première fois en France, le terme de Goulag pour désigner le système concentrationnaire soviétique, il est traité de « trotskiste falsificateur » par Les Lettres françaises, à qui il intente un procès qu’il gagne en 1951.