C’est, à réception du livre, la beauté de l’objet qui m’a retenu : le grain du papier, l’image occupant toute la couverture de ses gris et jaune, l’écho du titre, Le Fauteuil jaune, et de ce que l’œil voyait en même temps qu’il lisait (une table de salon d’un noir de charbon, des fruits presque de la même teinte — mais pas tout à fait — que le fauteuil en arrière-plan, légèrement coupé par la tranche du livre...). Le Bruit du temps qui a publié ce volume, comme Fata Morgana ou les éditions Cheyne, et tant d’autres au fond, offrent à la poésie des impressions qui la servent, même pour qui comme moi n’aurait guère de goût pour la bibliophilie. C’est l’un des honneurs de l’édition que de voir ainsi, le plus souvent dans les maisons indépendantes, une telle attention à la qualité matérielle d’ouvrages presque toujours inversement proportionnelle à leur enjeu commercial. Sur la couverture, l’huile sur toile de Caroline Romer met délicatement en contact le gris-bleu du fond et le jaune éclatant porté par les fruits, et avec un peu plus d’ombre par le fauteuil, si bien que la sereine sévérité de l’image prépare aussi une lecture : elle amortit ce que l’adjectif « jaune » peut avoir de grinçant (au sens où l’on parle d’un rire jaune, ou des Amours jaunes) … Ce jaune-là, de quoi sera-t-il la couleur dans les poèmes ? De la splendeur lumineuse, comme dans les vues d’été des peintres de Provence, ou des rictus de l’ironie ? Signe de soleil, ou de désillusion ? La découverte de certains poèmes, à commencer par « L’atelier jaune » (Yellow Studio) exploré en premier pour son titre, permet de répondre : ce seront justement les deux, et ce mélange d’attention à la lumière des choses et de lucidité devant la vie ne sera pas la moindre qualité des poèmes de Stephen Romer.
Ainsi par exemple d’ « Éducation artistique au MOMA » : « De tous côtés, des fenêtres / de Bonnard avec leurs vues / si belles, habilement cadrées, / donnent sur une vie rêvée […] / mais maintenant désenchantée / par ton enfance rugueuse / dans un faubourg à Leningrad ». Vêtue d’un « ensemble / jaune vif et gris », Masha, dédicataire du texte, accompagnera plus tard la formation picturale du poète de confidences amoureuses aussi amères pour l’interlocuteur que la « salade de roquette » dévorée après la visite au musée, en insistant sur le fait que « l’un de tes ex / te comparait, jusqu’à en devenir lassant / aux nus de Modigliani ». Le vers libre et tendu de Stephen Romer, qui passe la frontière de la traduction depuis l’anglais que l’édition bilingue donne à savourer à qui saura le faire, le recours fréquent aux parenthèses, tirets et points de suspension offrent aux textes une variété de niveaux permettant de conjoindre, dans le format bref de chaque poème, les complexités de la vie, les adhésions et réticences de la conscience devant les faits cueillis dans le fragile tissu des jours. Fin déceleur des harmonies du monde visible, sensible au tracé des cygnes sur un lac ou à la tiédeur d’un « grand soleil de septembre » place de la Sorbonne, Stephen Romer est aussi attentif à leur fugacité, au piège d’un « surplus de tendresse », au « vide central / dans la lumière du soleil » révélant, sous le « vert tendre et la rouille / des feuilles du Luxembourg », un manque, une blessure sous-jacente, qui peut être d’abord l’usure du temps. Une redoutable intelligence (ce n’est pas si fréquent chez les poètes, et je le dis en parlant d’abord pour moi-même…) permet ainsi d’explorer toutes les facettes du jaune, et avec lui des autres couleurs. À peine l’éclat lumineux a-t-il posé sa douceur qu’un écart, une réticence, une question en montrent la fugacité, ou le possible piège : l’abandon au monde (source probable de tout lyrisme) est présent, mais la conscience vient compliquer l’instant heureux, l’accompagne au moins autant dans sa retombée que dans son surgissement.
Ce mouvement peut d’ailleurs agir en sens inverse, de la prose des jours à l’emportement, comme lorsque apparaît, « sur l’autoroute à travers champs », en raison même de la platitude des surfaces, la vision d’une « île surgissant / du grand bleu qui brouille le regard », ou quand les retrouvailles avec les cigarettes indiennes, à Delhi, et leur teneur « en nicotine/valant cinq fois celle d’une cigarette ordinaire », élargissent le plaisir de s’arrêter et de s’intoxiquer au « soleil de midi » viré « à l’orangé » : « Laissez-moi/ fumer et inhaler à fond ces particules, seize fois / la dose recommandée en Occident // aux rouages silencieux et bien huilés ;/ et laissez-moi contempler, en semi-samadhi,/ les circonvolutions d’un milan royal, et les corbeaux d’Asie ». À la lecture de presque chaque poème s’expérimente ainsi pour le lecteur un jeu de réduction ou d’élargissement des focales, d’adhésion ou de légère distance, dont les régulations font la respiration du vers, et avec elle du poète. Ainsi de l’émouvant « Taking the Edge off », traduit par Antoine Jaccottet et Gilles Ortlieb en « Adoucir les choses », premier poème retenu dans l’anthologie confectionnée par le poète lui-même de la section « Lares familiares », tout entière consacrée aux deuils des parents. « Essayer le soufflet/ sur un éclat de braise/ tôt le matin » ouvre sur une belle image d’obstination à survivre au deuil, dont la fluidité tonale se crispe un peu sitôt que le petit jour est décrit comme « vérolé de neige », ou que la « lune basse » se fait « porter pâle » (« a low moon malingering ») : la tristesse ne produit pas de bercement réconciliateur, elle se heurte et se cogne, comme « chaque cellule de ton corps » qui « se rétracte […] / sur un sol de béton », si bien que « le seul moyen/ de se garder du froid,/ de la solitude et du reste » est « de trouver un angle de vue/ sur la chose, comme : tout est provisoire, sinon/ providentiel […]/ ou n’importe quelle autre ruse/ pour tromper l’esprit/ de cet animal plein de ressources/ s’essayant à souffler/ sur un éclat de braises/ afin qu’il puisse s’enflammer/ en un bonheur irrationnel/ ou, tout du moins,/ adoucir les choses ».
Cette tension entre le quotidien et la grâce ou le désespoir qui y peuvent affleurer par miroitements furtifs, par clignotements, la défaillance presque infime entre l’élan et la retombée, sans doute les vivons-nous tous et toutes au point qu’elles constituent peut-être les enjeux principaux de tout art, depuis que les temps modernes ont décidé de ne plus croire du tout aux dieux dont on peuplait les peintures, les récits et les poèmes. C’est dans tous les cas, depuis plus d’un demi-siècle, ce qui préoccupe la poésie contemporaine, et que condense à jamais pour moi l’admirable titre de Wisława Szymborska, De la mort sans exagérer… Stephen Romer, né en 1957, anglais francophile et installé sur les bords de la Loire, n’est pas tant remarquable par le partage d’une question devenue universelle que par le traitement poétique qu’il lui réserve. Pour beaucoup d’écritures, la crainte de parler trop fort, d’accorder trop de crédit à l’une ou l’autre face de la vie, conduisent à un parler de cendres, à des voix étouffées, d’un même ronron qui prend son gris pour celui de Verlaine, alors qu’il y manque toutes les nuances de rose, de mauve, de bleu qui chez lui (un peu comme le noir chez Soulages) viennent lui fournir sa complexité. D’autres, plus rares, parient sur le contraste, et finissent comme ces toiles bariolées, à ne rien dire de notre destinée que l’incapacité à la restituer sans grandiloquence. Surtout, la plupart des écritures ne compensent que dans un seul sens, en partant de ce qui réveille l’œil ou soulève un instant la poitrine, pour mieux l’écraser, comme un mégot sa braise brûlée, contre l’ordinaire trottoir. Chez Stephen Romer, c’est la fluidité et la rapidité du vacillement entre les deux dimensions qui retiennent, et finalement saisissent, soit que le poème bascule à coups de parenthèses d’une contemplation à une considération soudain distanciée, avant de laisser à nouveau l’œil s’égarer, soit que de la banalité d’une situation première se détache, sous forme de clausule, quelque chose d’une petite éternité, d’un éblouissement, comme pour tel souvenir du festival de « Ravello » en compagnie d’une femme aimée, dont les « lumineux détails » passent par le « T-shirt informe » que reproche au poète son « sévère amour », l’orchestre « posé sur les eaux » accompagnant un « Pogorelich chauve et replet,/ lui jadis si ardent,/ exécutant un deuxième de Rach. bien plan-plan » d’ailleurs, mais où sinue, sous les différentes formes de dégradation, l’éblouissement d’être et d’aimer : « Toi à mes côtés / tous les bleus de tous les Maîtres/ sont venus se mêler/ et je ne voyais plus ». La question esthétique, décisive, de la tonalité passe ainsi par un travail de montage de souvenirs, de citations, d’émotions souvent culturelles, picturales ou littéraires, qui viennent s’interposer chez un Occidental lettré de notre temps, et se retrouvent tout naturellement dans le poème, mais aussi par une subtile pesée de l’implicite, un art de l’esquisse et de l’allusion.
Là se trouve sans doute l’une des clés des poèmes les plus bouleversants de l’anthologie, dans la section « Lares familiares », par leur capacité à demeurer dans le plus quotidien pour ressaisir les chers disparus à travers « La Grange » enfin débarrassée, malheureusement post-mortem quand le projet en était porté depuis longtemps, ou dans les pommes du verger qui n’ont pas été récoltées, ce qui ne devrait pas inciter à la culpabilité habituelle au vieillard de son vivant : « Maintenant, dans les froidures/ un bec orange/ met au jour, dans la neige,/ des taches rouges de chérubin ;/ tu as dressé un festin/ pour ceux qui ont faim ». Le dispositif est parfois très simple, mais non moins profond et efficace : « Fais taire les voix/ (elles reviennent) / brise les images/ (elles reviennent) ». Je ne connais pour ma part aucun poème disant plus justement sur ce qui se joue dans l’amour silencieux entre proches que « D’autres rencontres », par sa capacité à restituer, sans explications excessives, sans développements sentimentaux, l’instant partagé : « Jamais nous ne fûmes aussi proches/ qu’assis en silence face à face/ de part et d’autre du salon/ dans l’arc strict des fauteuils […] / avec le flux et le reflux de Bach l’évangéliste/ et à la fenêtre, dans mon dos, la foule d’épines // raides tous les deux, incapables de rien dire/ ni même de faire le moindre geste/ et encore moins de se regarder dans les yeux/ je ne sais plus qui le premier/ les baissa, ni pourquoi ».
La section « Âpretés pour après », qui clôt le volume, use des mêmes instruments précis, mais pour batailler plus frontalement contre l’ordre du monde actuel, avec une ironie considérablement plus noire, et combien libératrice : « Les experts auront leur mot à dire », la « Chanson de l’hôte d’Air BnB » contraint de noter et de rédiger un avis sous peine de perdre son « statut de Super Hôte », l’imbécile « Panneau de vertu » demandant, à la sortie d’une exposition de Picasso, si « Les Hommes ont […] le droit de peindre les Femmes » sont la cible cette fois des flèches que peut aussi décocher l’œil précis de Stephen Romer. Les règlements de compte avec l’inepte logorrhée de nos sociétés industrialisant même le langage voisinent avec quelques études de cas admirables de lucidité. Toute la pénible tonitruance d’Apollinaire dans la guerre est ainsi expliquée en neuf vers, dès lors qu’on découvre qu’il n’« avait en tête » aucune grande idée ou valeur, mais qu’« il s’est lancé à l’assaut / en rugissant, / droit sur la croupe de sa maîtresse ». C’est en effet l’érotisation systématique, et totalement aveuglée, de la violence guerrière qui seule peut éclairer chez l’auteur d’Alcools la frénésie décorative et la célébration de la boucherie. À la tendresse demeurée cependant pour le Guetteur mélancolique s’oppose la remarquable démolition d’Albert Mérat, dans « Métamorphose », qui demanda à ne pas figurer dans le fameux « coin de table » de Fantin-Latour aux côtés de Verlaine et de Rimbaud, pour ne pas se compromettre : « Bel esprit, mauvaise langue, zutiste à ses heures, / homme à femmes, cancanier, poète, poseur. / Et pourtant d’Albert Mérat,/ qui prit peur, / il ne reste rien/ qu’un pot de fleurs ».
Les six sections de l’anthologie permettent ainsi de faire plus ample connaissance, après Tribut publié en 2007[1], avec une œuvre importante, dans la variété de ses domaines de prédilection et de son beau témoignage d’une intelligence sensible aux prises avec le temps comme avec notre époque. Qu’il affronte des tableaux, s’interroge sur ses tentations d’homme vieillissant, arpente un paysage avec dans le regard le tremblement de l’émotion ou l’acuité que lui fournit la mémoire culturelle, Stephen Romer saisit la vie dans sa capacité à conjoindre émotions et pensées, à tordre et détordre des éléments épars qui se cristallisent dans la moindre sensation, alors même qu’un arrêt sur image ne stabilise que rarement la chose vue, et risque au contraire d’iriser encore davantage les rayons d’un moment ainsi étoilé : « Dans la pièce rose (saumon ?) baignée de lumière et haute de plafond/ la conversation porte sur le mot juste // et à coup sûr, le mot juste présuppose/ qu’il existe quelque chose à quoi justice puisse être rendue ? » Mais le poème aussitôt se détourne de la question poétique et renoue avec « la nuance de jaune » qui « entortille, disons, et désentortille en ce début d’automne // (septembre) une lumière solaire (un rayon de soleil)/ au-dessus de la tête de mon savant interlocuteur ». Dans ce petit salon ou petit bureau d’Oxford chatoient ainsi ensemble la pensée, incertaine, et les nuances du jour palpitant depuis une fenêtre… « Entortiller » est le verbe choisi par Antoine Jaccottet et Gilles Ortlieb, les traducteurs, pour « to twine », verbe récurrent de la première section de l’anthologie, intitulée « Les yeux mi-clos » (titre expliquant aussi le papillotement de lumières et de pensées qui me paraît au cœur de l’écriture du poète). Je dois reconnaître qu’il est le seul mot qui m’ait un peu arrêté, comme un caillou dans la chaussure de l’oreille, si j’ose dire de manière à mon tour bien « entortillée ». Le verbe anglais condense certes les vrilles du monde et les volutes de mots qui tentent de les dire et d’y mettre parfois un peu d’ordre ; il me paraît cependant en français connoté d’un peu trop d’artificialité, de composition, pour tout dire de fioritures. Les « vrilles de la vigne », vues par Colette, ne sont pas exactement les entortillements des affiches de la Belle époque, même si elles entretiennent évidemment une profonde connivence. J’aurais plaidé pour « tisse et détisse » — mais sans doute est-ce tirer un peu trop vers moi Stephen Romer, et lui ôter de son citron, pour des verbes plus sages et plus spontanément majestueux ?
Il arrive pourtant que plus rien ne se torde, que le cœur. « Young Man » (« Jeune homme »), en quinze vers, contient toute l’émotion qui saisit devant les élans et les fêlures de la jeunesse, restitue à la perfection le regard amusé et embué que l’on peut porter devant la première installation d’un étudiant dans sa thurne. Notre tendresse, notre connaissance des plaies à venir, font que ce poème est d’emblée à placer, à côté de « La beauté du diable » d’Aragon, comme l’un des plus beaux témoignages de l’amour porté d’une génération à l’autre, alors même que cette tendresse devient désormais, dans la brutalité du récent millénaire, chose aussi politique qu’intime : « Jeune homme, avec une table et une étagère / et l’Anatomiede Gray, s’apprêtant / à empoigner le tronc du savoir // à mener une vie réflexive / à l’aplomb de la Cité Inique/ dans ses neuf mètres carrés, // s’émerveillant devant Spinoza/ ou bataillant tel un canif ouvert/ au milieu de la foule servile // tenue en laisse par l’implacable :/ nous prêtons l’oreille à son discours/ comme si nous caressions le museau // d’un daim ramuré en quête/ d’un fruit à cueillir sur le pommier immémorial/ — et si prompt à s’effaroucher. »
Par Olivier Barbarant
[1]. Stephen Romer, Tribut, traduit par Paul de Roux, Valérie Rouzeau et Gilles Ortlieb, Le Temps qu’il fait.