Hemingway, premiers écrits
L'un des tout premiers écrits d'Ernest Hemingway, jamais réimprimé depuis sa parution à 170 exemplaires en 1924, vient d'être réédité. Une succession de textes courts, sorte de mitraille littéraire où le jeune auteur se confronte sans détours aux secousses de la mort violente.
Ernest Hemingway est mort il y a cinquante ans. Suicidé d'un coup de carabine. Juillet 1961. De la mort comme exécution, de ses déflagrations sèches, il en est question dans ce livre que les éditions Le Bruit du temps publient ces jours-ci sous le titre De nos jours (In our time). Il s'agit de l'un des deux premiers livres (avec Trois Histoires et dix poèmes) que le boxeur, qui deviendra l'un des plus grands romanciers de son époque, publie.
Né près de Chicago en 1899, Hemingway prend contact avec l'Europe – et la guerre, thème centrale de son œuvre – en 1918, année durant laquelle il rejoint la Croix-Rouge italienne, faute d'avoir pu intégrer l'armée. En cause : un œil défaillant. Il arrive à Paris en 1921, pige pour le Toronto Star. Avec sa jeune épouse, il s'installe dans un petit appartement du Ve arrondissement, 74, rue du Cardinal-Lemoine, qu'il décrira dans Paris est une fête. Recommandé par le romancier Sherwood Anderson, croisé quelques années plus tôt à Chicago, Hemingway s'introduit rapidement auprès de Sylvia Beach, de Gertrude Stein et d'Ezra Pound, lequel lui apprend à écrire en échange de leçons de boxe. En 1923, Hemingway entreprend un premier voyage en Espagne, où il découvre l'art sanguin de la corrida.
Le livre dont il est question ici est d'abord publié aux éditions Three Mountain Press, dont Ezra Pound est conseiller littéraire. Le titre, In our time, est emprunté à une formule du Book of Common Prayers de l'Église anglicane : « Give peace to our time, o Lord ». Il reflète, associé aux coupures de journaux choisies pour illustrer la couverture de la première édition de 1924, l'ambition que poursuit déjà Hemingway : témoigner de la violence de notre temps.
À partir des prismes différents que constituent guerre et corrida, c'est toujours la mort, dans sa prosaïque brutalité, que rejoint le jeune écrivain. À travers une série composée de 18 chapitres très courts, à peine des chapitres, des paragraphes plutôt, il en rend l'insaisissable matière, le déficit désagréable. Incisifs, découpés, chacun d'eux décrit une scène brève où la vie, en mauvaise posture, bascule dans les rets d'une mort simplement présente, indifférente, phénomène parmi d'autres, conclusion simple. Ici l'agonie d'un taureau, là quelques soldats qui tombent sous les balles, ailleurs les tripes d'un cheval qui « pendent en une masse bleue se balançant au rythme du trot » ; partout la mise à mort, d'autant plus étourdissante qu'elle apparaît banale, moment isolé hors de la chaîne temporelle biographique où se noue d'ordinaire l'empathie qui génère le dramatique de l'existence.
On retrouve déjà l'écriture tendue, directe, abrupte qui fera le style d'Ernest Hemingway. Ses emprunts au langage ordinaire, à ses formules parfois approximatives, obéissent à une exigence de vérité accomplie et dégagent, paradoxalement, des possibilités descriptives d'une grande précision. La brièveté fait l'acuité. Dans cet enchaînement d'anecdotes, de situations prises sur le vif qui sont autant de coups de feu qui nous rappellent à la réalité que nous ne cessons d'ignorer dans nos vies usuelles, Hemingway nous propose une lecture-mitraille cinglante et sans détours, où affleure et s'accumule au fil des épisodes une émotion latente, presque indolore, de celle que l'on ressent quand on est comme sonné, dans le gaz, dans les cordes. Derrière la salve des segments de vie rassemblés par Hemingway, derrière la percussion des impressions laissées par ces scènes livrées telles quelles, où s'entrecroisent des personnages anonymes, émerge une poétique frondeuse de l'amertume, comme une brume lente sur la terre criblée d'un champ de bataille.
En écoutant bien, on a l'impression d'entendre le bruit balistique des anciennes machines à écrire, de celles qui ont répondu de leurs bruits secs et métalliques à la frappe sans concession d'Hemingway, à sa boxe littérraire. In our time s'apparente à une brève rafale, dont l'écho perdure longtemps dans le lointain de l'esprit. La construction de l'ouvrage a été soigneusement pensée par Hemingway, le déroulement et l'assemblage des scènes minutieusement travaillés : « Chacune d'entre elles devait être intulée Chapitre 1, Chapitre 2, etc. Quand elles sont lues à la suite, elles s'enchaînent toutes. Ça paraît drôle mais c'est vrai. »
Quant à l'idée de commencer une œuvre immense en épousant le thème de la mort, Hemingway prétend avoir voulu s'essayer « au métier d'écrivain en commençant par les choses les plus simples, et l'une des choses les plus simples de toutes et des plus fondamentales est la mort violente. Elle n'a rien des complications de la mort par maladie, ni de la mort dite naturelle, ni de la mort d'un ami ou de quelqu'un qu'on a aimé ou haï ; mais c'est la mort tout de même, un des sujets sur lesquels un homme peut se permettre d'écrire. J'ai lu beaucoup de livres où l'auteur, lorsqu'il essayait d'en donner une idée, n'arrivait qu'à offrir une image brumeuse. C'était, je m'en suis convaincu, ou bien parce que l'auteur n'avait jamais vu le fait clairement, ou que, sur le moment même, il avait physiquement ou mentalement fermé les yeux, comme on peut faire si l'on voit un enfant, hors d'atteinte et de secours, sur le point d'être écrasé par un train {…} Mais dans le cas d'une exécution par un feu de salve, ou d'une pendaison, il n'en va pas de même ; et si l'on voulait fixer ces très simples faits d'une manière durable {…} on ne pouvait y arriver si on avait fermé les yeux si peu que ce fût ».
Clément Sénéchal