Gros Plan : Antoine Jaccottet
Après un long préambule vagabond qui l'amène d'Oxford à « Quarto », le fils du poète Philippe Jaccottet crée sa maison, Le Bruit du temps, pour publier « des livres pour tous les temps ».
Lorsqu'il a installé Le Bruit du temps dans une jolie cour de la rue du Cardinal Lemoine (« bureaux trouvés par miracle ! »), Antoine Jaccottet s'est aperçu que, de l'autre côté de la rue, avait vécu Valery Larbaud. Lequel avait publié dans sa revue Commerce, en 1930, Le Timbre égyptien, seule œuvre de fiction du grand poète russe Ossip Mandelstam, qui comprend une prose autobiographique intitulée… Le Bruit du temps. Cela ne pouvait être un hasard. Autre miracle, un imprimeur de qualité, Chirat, travaille juste en face du Bruit du temps. Voilà une maison née sous d'heureux auspices.
« L'idée de créer une maison d'édition trottait dans ma tête depuis longtemps », confie Antoine Jaccottet. Depuis toujours, peut-être. Fils du poète suisse Philippe Jaccottet, il est né dans les livres, avec un fort tropisme anglo-saxon. Après n'avoir pas achevé sa thèse sur Reverdy, il part pour Oxford, en tant que lecteur. Et s'aperçoit qu'il est « nul pour l'enseignement ». Quant à l'écriture, il a toujours eu des difficultés : « Un seul écrivain dans la famille, c'est parfait », dit-il. Alors, pour vivre, il devient traducteur indépendant de l'anglais. Jusqu'à ce que Guy Schoeller lui propose de participer à la remise à jour de ses dictionnaires des auteurs et des œuvres, parus en « Bouquins ». Trois ans d'un travail de titan. « On était trois en tout, raconte Antoine Jaccottet. J'ai appris, entre autres, à relire, à corriger. C'était très formateur, et ça me préparait, sans que je le sache, à “Quarto”. » Après avoir conçu et rédigé un Dictionnaire de la littérature anglaise qui n'est jamais paru, puis connu une période de chômage, Antoine Jaccottet intègre l'équipe de « Quarto », collection qui venait de se créer chez Gallimard, en tant qu'éditeur assistant. Il travaille sur de nombreux projets, et pilote en particulier un recueil des nouvelles d'Hemingway, ou Femmes amoureuses de D.H. Lawrence, un de ses auteurs de prédilection : « Ce fut un insuccès total, mais tant pis, je persévérerai : Le Bruit du temps publiera, à partir de novembre de cette année, une nouvelle traduction des Nouvelles complètes de Lawrence, en cinq volumes, par Marc Amfreville. »
Son métier le passionne, mais il se rend compte qu'il ne peut réaliser chez « Quarto » tous les ouvrages qui lui tiennent à cœur. Aussi, quand [il a la possibilité de] créer sa propre maison, Antoine Jaccottet n'hésite pas un seul instant. Ce sera Le Bruit du temps, à l'ombre de Mandelstam. Et il emmène dans l'aventure Cécile Meissonnier, « une vraie éditrice qui sait tout faire ». Ils sont aidés par quelques amis. Quant à Philippe Jaccottet, le projet le séduit. « Mon père fait partie de notre comité de lecture secret, dit Antoine, mais il n'est pas prévu que je le publie. »
Le Bruit du temps se veut avant tout une maison attachée au patrimoine littéraire, « désireuse de publier de vrais livres, ceux que Ruskin appelait “des livres pour tous les temps”, et qui ne meurent pas » : réédition d'œuvres tombées dans l'oubli, comme L'Anneau et le Livre, de Robert Browning, depuis sa traduction en 1959. C'est l'un des deux premiers titres du Bruit du temps, en librairie le 17 mars ; nouvelles traductions d'œuvres complètes plutôt qu'isolées, comme les nouvelles de Lawrence, ou les œuvres complètes d'Isaac Babel ; et aussi découverte d'auteurs contemporains, comme les poètes Gabriel Levin et Ralph Dutli, ou encore Paulette Choné, auteure de Renard-Pèlerin ou « Mémoires de Jacques Callot écrits par lui-même ». « Mon premier manuscrit arrivé (presque) par la poste », commente le nouvel éditeur, à la fois conscient que son aventure est risquée, mais également serein : « Si je ne fais pas trop de bêtises, j'ai de quoi tenir dix ans. »
Jean-Claude Perrier