La Liberté - Mandelstam, siècle sonore, par Thierry Raboud

 La Liberté - Mandelstam, siècle sonore, par Thierry Raboud
07 avril 2018

Les Œuvres complètes du poète russe, le plus important de son siècle, paraissent pour la première fois en traduction française. Un événement.

Mandelstam, siècle sonore

Poésie : Il est de ces poètes dont les vers méritent qu’on acquière la langue qui les porte: Ossip Mandelstam, martyr au verbe sonore, obscur et magnétique. C’est pour le lire que Jean-Claude Schneider, lui-même traducteur et poète, s’est attelé au russe: «J’ai découvert Mandelstam avec la traduction allemande de Paul Celan, dans les années 1960. Tout de suite, j’ai été séduit, retenu, enthousiasmé par ces métaphores éblouissantes», se souvient-il. Et d’évoquer «les douloureuses paupières du siècle»: puissance de l’image résonnant du fracas de son époque.

Oui, l’œuvre de celui qui disait n’être le contemporain de personne» fait bien écho au Bruit du temps, du titre de l’une de ses proses autobiographiques qu’Antoine Jaccottet placera au fronton de sa jeune maison d’édition. C’est à cette enseigne que paraissent aujourd’hui, et pour la première fois en français, les Œuvres complètes de Mandelstam. Un événement. Deux forts volumes de proses et poésies, accompagnés de notes parcimonieuses et judicieuses, où les caractères cyrilliques foisonnent en pied de page pour laisser respirer l’habile et créative transposition qu’en fait Jean-Claude Schneider. «J’avais déjà traduit quelques-uns de ses poèmes dans les années 1970, mais je les ai repris dans l’idée de traduire l’intégralité de l’œuvre. Sur le moment, je ne me suis pas rendu compte que cela allait me demander presque six ans de travail! »

Saisi de visions

C’est que ce verbe ourlé de mystère ne se laisse transposer qu’en territoire obscur: traduire n’est jamais dévoiler. «Il ne faut pas tenter d’éclaircir, mais bien cheminer vers cet obscur, note encore le russophile. La traduction de la poésie est éminemment problématique, car deux voix sont en jeu. Elle est toujours une rencontre, une confrontation ou une osmose entre deux écritures qui doivent céder un peu de ce qu’elles sont pour faire naître de nouveaux poèmes.»

Parmi lesquels on déambule, guidé par l’entrelacs des images, entrant dans l’œuvre par ces Pierres qui sont le fondement, évoluant des vers verlainiens de la période parisienne au récit apaisé de l’exil arménien, s’illuminant  aux claires voies qu’ouvrent les essais en prose, dont l’Entretien sur Dante où s’esquisse un art poétique. Des  pages comme sorties d’une bouteille lancée dans la mer fracassée de l’Histoire. Car les écrits de Mandelstam tendent à l’universel en se tenant debout face au despotisme, la tête célestement haute face aux eaux montantes de l’horreur stalinienne.

D’emblée, la vie de ce poète né à Saint-Pétersbourg en 1891 résonne du bruit des bottes. «La masse sombre des attroupements de rue a été ma première vive perception consciente», écrit-il.  C’est alors par la voix haute que Mandelstam défiera le martèlement totalitaire. Ses poèmes sont des empreintes sonores qu’il inscrivait dans la mémoire de ses proches, moyen de sous-traire son œuvre aux sbires de Staline. «Je sava is déjà à l’époque que la littérature est entourée de témoins qui font comme partie de la maisonnée», se souvient le poète russe dans Le Bruit du temps. Témoins durablement étreints: «La lecture de Mandelstam était plus que rythmique. Il ne scandait pas, ne prononçait pas les vers, il chantait comme un chaman saisi de visions», note une contemporaine. Des visions que l’on retrouve dans ses poèmes, mais aussi dans son seul texte de fiction, l’étrange Timbre égyptien, paru en 1928.

Cinq ans plus tard, Mandelstam compose seize vers d’un courage insensé. Une acerbe Epigramme contre Staline qui lui vaudra d’être arrêté une première fois, condamné par celui qu’il avait ironiquement appelé le «montagnard du Kremlin». Durant ses trois ans d’exil, il écrit le sommet de son œuvre, les Cahiers de Voronej. A nouveau arrêté en mai 1938, il sera cette fois envoyé aux confins d’où l’on ne revient pas. «La poésie est un pouvoir, car pour elle on vous tue»: et Mandelstam s’éteint, épuisé, au seuil du goulag sibérien.

«Epier les pas du siècle»

Mais les mémoires sont vives. En 1972 dans Contre tout espoir, la compagne du poète Nadejda relate comment elle parvint à sauver les derniers écrits de son mari, appris par cœur. Haute et tragique destinée à laquelle Mandelstam a par trop été réduit, parfois jusqu’au mythe.

«Je n’ai pas envie de parler de moi, mais d’épier les pas du siècle, le bruit et la germination du temps», note ain si le poète, et ces deux volumes invitent à revenir à ses mots, comme des pierres lancées dans la fange sinistre du siècle.

Œuvre puissante, d’emblée reconnue par l’avant-garde littéraire russe, mais qui devra encore traverser les frontières en «samizdats» passés sous le manteau puis infiniment recopiés, avant de pénétrer le monde occidental par la ténacité de quelques passeurs et traducteurs, Paul Celan, Philippe Jaccottet ou encore Jean-Claude Schneider. «C’est le grand poète russe du XXe siècle, son œuvre est héritière d’une culture universelle, affirme-t-il. Et comme toute grande poésie, elle possède deux faces. L’une tournée vers son époque, et l’autre vers l’avenir.»

Thierry Raboud