L'URSS de A à zek
Après son « voyage » en Sibérie, le retour de Julius Margolin dans un monde disparu.
En 1939, Julius Margolin a une mauvaise idée. Il retourne pour quelque temps à Pinsk (alors en Pologne, aujourd'hui en Biélorussie). C'est la ville de sa naissance, celle où ses parents vivent et vont bientôt mourir. Il a 39 ans et habite en Palestine depuis trois ans. La guerre qui survient le met dans la nasse. Fuyant les nazis, il rejoint les territoires polonais sous administration stalinienne, mais refuse la nationalité soviétique : cinq ans de Sibérie. La déportation lui épargne l'extermination.
Voyage au pays des Ze-Ka, paru au Bruit du temps voilà deux ans, contait cette aventure au cœur gelé de l'espèce humaine. Par sa précision, un humanisme que renforce la fonte express des illusions, sa manière sensible d'associer l'expérience aux souvenirs et la vie aux lectures pour résister à la plus grande violence subie, l'originalité de son point de vue (celui d'un intellectuel juif polonais polyglotte et russophone), il rejoint les grands textes de la littérature dite concentrationnaire – autrement dit, de la littérature tout court.
Hors-venu. Le Livre du retour n'est pas un ouvrage achevé, mais il est, par son inachèvement même, du même niveau : Margolin tente de recoudre le tissu déchiré. Publiés ou non, les textes rassemblés par Luba Jurgenson racontent la suite de l'épopée, en 1946 – de même que La Trêve de Primo Levi prolongeait Si c'est un homme. C'est le moment douloureux où le déporté redevient homme en affrontant pêle-mêle la liberté, ses souvenirs et la disparition du monde qui fut le sien. C'est le moment où cet homme comprend qu'il doit, pour survivre, « crier plus fort que la vie » en devenant écrivain : « Je me méfiais de ma plume qui était enfin libre. Pendant sept longues années, mes pensées étaient hors-la-loi, mon silence même était illégal. À présent, je tenais ma plume comme la hampe d'un drapeau. » Il racontera ce qu'il a enduré. Huit brefs et merveilleux chapitres d'enfance, publiés à la fin du livre, sont les traces d'une autobiographie avortée. Julius Margolin raconte la destruction du monde d'hier. Il n'a pu le ressusciter.
Le Livre du retour débute par sa relégation dans un village sibérien. Il conte ensuite sa libération en tant que Polonais, son voyage en train vers le pays natal. C'est à Lodz qu'il prend conscience de la disparition de son peuple. La ville semble intacte, la vie suit son cours, mais « soudain je tressaillis. À la place de la synagogue gothique au centre de la ville – l'un des édifices les plus monumentaux de Lodz – il y avait un vide. C'était si fantastique que je reculai d'un pas. L'herbe recouvrait ce terrain vague, deux fiacres sommeillaient, paisiblement sous le soleil d'avril. La synagogue avait disparu. »
Dans la rue, il croit voir Lubliner, un vieil intellectuel qui lui avait enseigné la littérature yiddish et avait cloué au-dessus de sa porte un portrait de Lénine peint par lui-même. Mais ce n'est qu'un fantôme : les nazis ont tué Lubliner. Margolin est un hors-venu. Il erre dans la ville, dans sa vie, à l'ombre des vers d'Horace sur la postérité dont il cherche à se souvenir, de même que Primo Levi vivait sur la barque de Dante. À Lodz, croquer dans une pomme signifie le bonheur.
Samovar. Plus tard, il évoque son passage par « la belle et lumineuse France » : il y découvre « les ratiocinations sartriennes ». Le philosophe les comprend, le déporté les lit avec le regard de qui a réellement approché le néant : « J'essayais d'imaginer ce qu'était la vie de Monsieur Roquentin avant sa découverte de “l'existence” dans toute sa vérité nauséabonde. J'observais les combats philosophiques du héros de Sartre non sans une curiosité teintée de compassion. La Nausée m'apparut comme une expérience ridicule d'un vieux garçon qui venait de prendre conscience, à sa propre surprise, de ce que présence au monde voulait dire. » Ensuite, Margolin conte son voyage depuis Marseille jusqu'en Palestine. Sur le bateau, il écrit son premier article pour dénoncer les camps soviétiques. Un médecin souriant lui dit qu'il ne sera pas entendu. Il n'a pas tort.
Dans un des derniers textes, on apprend qu'un matin de novembre 1910, devant le samovar, sa mère « fondit en larmes pendant le petit déjeuner » : Tolstoï venait de mourir. « Aujourd'hui, un demi-siècle plus tard, je vois dans ces larmes de ma mère, qui m'ont alors tellement frappé, un témoignage touchant et naïf de l'innocence de son cœur, de sa confiance à l'égard de tout ce que la vie lui a apporté de bien. » Ces larmes signent aussi, sans qu'on le sache encore, « la fin de l'humanisme traditionnel, de la conscience non déviée de ce qui constituait la base morale de l'histoire ».
Philippe Lançon