Voilà un curieux récit qui en contient trois, « un récit à plusieurs voix ou plusieurs récits à une seule voix, la voix qui est derrière les voix et que l'on entend seulement à travers la pluralité des voix ». Un récit dont les bourgeons forment une tapisserie à première vue confuse, où l'on croit discerner une tête de mort anamorphosée mais l'on sera détrompé.
L’Auberge du bout de la route est presque une ballade romantique en prose. Trois voyageurs s’y rassemblent dans un lieu symbolique, dépourvu de description à un détail près: un tilleul pousse au milieu de sa cour. Les gérants sont un couple d'ex-citadins fatigués mais très amoureux. Régénérés par l’hospitalité qui est désormais leur métier, ils vivent dans « un présent en extension infinie ». Leurs visiteurs mystérieux sont désignés comme l’homme du Nord, l’homme de l’Ouest et « l’homme de derrière les montagnes ». Conteur en chef, Emmanuel Moses lit dans les pensées et les souvenirs de ce trio qui d'abord ne communique pas, avant que chacun ne devienne, à la toute fin, un « raconteur ». Avant eux, une jeune femme avait séjourné brièvement, et un homme parlant aux escargots, soudain disparu. L’aubergiste avait affiché son avis de recherche : « Certains, au village, s’étaient montrés compatissants [...], d’autres avaient ricané, plaisanté, l’avaient même insulté en lui jetant au visage qu’il était ‘‘du parti des étrangers’’. »
Romancier mais aussi poète, Moses dit vouloir éviter les noms propres. En réalité, quelques-uns affleurent au milieu de la fiction : ils sont issus de la réalité. Ainsi celui de Margit von Batthyany, comtesse autrichienne coupable du massacre de Rechnitz avec son mari et son amant en 1945 : « 180 travailleurs forcés juifs » assassinés car ils ne tenaient plus debout. C'est le premier visiteur qui y songe (sans en parler). Le deuxième se révèle lui aussi tourmenté. Si l’homme du Nord entend sans cesse des cris, celui de l’Ouest est « persuadé de la présence d’entités maléfiques en voulant à sa vie » depuis l’enfance. Pourtant, écrit Moses, il « n’avait pour sa part jamais été confronté à tout le mal qu’un homme peut faire subira son semblable ». Mais des rêveries amoureuses et les « mets délicieux » de l’auberge calment un peu ses angoisses. Le dernier voyageur, venu « de la nuit », plus insondable encore que les précédents, est l’homme des « fins heureuses ». Avec lui, on apprendra que l’espoir ne meurt jamais, même s’il n’est, par définition, « pas pour nous » : « le vent de l’espoir s’est levé, non pas pour lui, non pas pour ses contemporains non plus, mais pour le futur. »
En reprenant la fable de Philémon et Baucis, héros mythologiques de l’hospitalité (ils ornent la couverture de l’ouvrage et le tilleul de l’auberge rappelle leur métamorphose en arbres), Emmanuel Moses livre, avec ce bref récit hanté, une paradoxale leçon de « joie » et d'accueil inconditionnel de l’Autre. Car ce dernier est peut- être un « messager divin » dont le message demeure toujours incertain.-
Par Eric Loret