Dans son bureau sous les toits, à Paris, Cécile Wajsbrot sourit : « J'ai droit à une antisèche ? » Elle vient d’évoquer « Time passes », la plus belle partie de la Promenade au phare de Virginia Woolf, et son traducteur historique, Charles Mauron. La romancière née en 1954, traductrice également, a d'abord entendu parler de cet homme par un livre étudié à l’université. Elle a oublié le titre exact. Elle le rapporte de la pièce d’à côté. Il est un peu usé, la couverture est d'une autre époque. Le livre a été publié par Corti : Des métaphores obsédantes aux mythes personnels : introduction à la psychocritique. Question: « Et vous, quelle estv otre métaphore obsédante ? » Très woolfienne, elle répond : « Oh, il doit y avoir de l’eau quelque part, la mer peut être, ou les phares... C’est tellement beau avec la lumière qui tourne. » Depuis quarante ans, l'œuvre de Virginia Woolf accompagne son activité littéraire. Son premier roman, en 1982, mettait en scène une jeune femme fascinée par l’autrice d’Orlando. Le titre était déjà une allusion, Une vie à soi, qui renvoyait à Une chambre à soi. Puis il y a eu la traduction remarquée des Vagues en 1993, entièrement révisée et rééditée au Bruit du Temps en 2020. Aujourd’hui Nevermore, chez le même éditeur, roman qui plonge le lecteur dans « l’atelier » d’une traductrice de fiction, est une autre marque d’amour pour l’œuvre de Woolf.
En l’an 2000, Cécile Wajsbrot, dont la famille a dû fuir la Pologne dans les années 1930 à cause des persécutions antisémites, a eu un coup de foudre pour Berlin. Depuis, sauf par temps de Covid, elle vit à moitié à Paris, à moitié dans la capitale allemande. Elle y écrit en français, expérimente ainsi l’effet du déplacement sur l’usage d’une langue transportée avec soi. Elle est devenue aussi traductrice de l’allemand, proche du yiddish que parlait son père, né à Kielce. Son histoire familiale court dans une partie de ses livres. Des essais, récits, romans, où « les figures », plutôt que les personnages, ne sont plus nommés et cohabitent avec des voix qui densifient l’écriture. Elle a coécrit avec Hélène Cixous Une autobiographie allemande (lire Libération du 27 juillet 2016).
Cécilé Wajsbrot aime aussi être une intercesseuse, comme pour l’écrivain Peter Kurzeck. Elle dit au sujet de cette œuvre : c’est de l’autofiction « sans une once de narcissisme ». On a bien envie de lui retourne le compliment.
Comment est né Nevermore ?
Pendant des années j’ai imaginé que si j’étais documentaliste, j’irais dans la zone interdite de Tchernobyl, je filmerais, et en voix off je mettrais en regard le passage central de La Promenade au phare, « Time passes ». Mais je ne suis pas réalisatrice, alors j’ai pensé d’abord à un essai, puis je me suis dit pourquoi pas un roman. C’est là qu’est venue l’idée de prendre une narratrice qui serait traductrice et qui travaillerait sur ce poème en prose qu’est « Time passes », et qui ferait que la matière même du roman serait le processus de traduction.
Tchernobyl vous intéressait parce que c’est une zone abandonnée ou par inquiétude environnementale ?
Les deux. Honnêtement, en 1986, je suis passée un peu à côté mais ça fait un bon bout de temps que ces questions environnementales me préoccupent. Quand je travaillais sur un autre livre, j’étais tombée sur un documentaire où l’on voyait la zone interdite en couleurs il y a quelques années, il y avait des ruisseaux, une végétation abondante et ensuite des images en noir et blanc des mêmes lieux avant la catastrophe, de moissonneuses-batteuses, de champs de blé et c’était incroyable, la différence, il n’y avait pas d’eau, pas de ruisseaux. Depuis, une vie sauvage s’est recréée et c’est ce qui me fait penser à « Time passes ».
Que signifie la présence de toutes ces voix fantômes dans Nevermore ?
J’ai commencé à travailler avec des voix pour Mémorial, publié en 2008. Je ne sais pas si elles sont fantômes mais ce sont des voix, je dirais plutôt que c’est une histoire musicale, ces voix induisent un changement de rythme et c’est un peu semblable à un opéra, il y a une narration, des parties chantées ou parlées, des parties instrumentales. J’ai une véritable obsession : comment trouver une forme contemporaine du roman ? J’écris à l’oreille, avec le rythme, et c’est ça aussi qui m’avait donné envie de retraduire les Vagues il y a une trentaine d’années, c’était pour essayer de retrouver le rythme aérien de Woolf dans la traduction. Mais il y a autre chose aussi. Faire entendre une sorte de chœur, des voix anonymes, immatérielles, les pensées, idées, les paroles qui flottent autour de nous. Des mots de Leonard Cohen m’ont éclairée : « We’re tired of being white and we’re tired of being black, and we’re not going to be white and we’re note going to be black any longer. We’re going to be voices now, disembodied voices in the blue sky, pleasant harmonies in the caivties of our distress. » (Nous sommes fatigués d’être blancs, nous sommes fatigués d’être noirs, et nous ne seront plus blancs, nous ne serons plus noirs. Nous serons des voix, des voix sans corps dans le ciel bleu, des harmonies plaisantes dans les cavités de notre détresse. ») En les lisant, je me suis dit, c’est ça que je cherche. Faire entendre des voix, peu importe de qui – les figures de mes romans n’ont pas de nom depuis longtemps, et ne sont pas décrites. Ce qui compte, c’est le flux de ce qui nous constitue et nous relie aux autres.
Que pensez-vous de la polémique sur la traduction de la poétesse afro-américaine Amanda Gorman ?
Traduire, c’est aussi participer au chœur des habitants du monde, se mettre au service d’une voix. Et pour cela, il n’est pas besoin de venir du même endroit, d’avoir la même couleur de peau ou la même religion. Il suffit d’écouter et d’entendre. Il y a un côté absurde à penser que pour traduire quelqu’un, il faut absolument être de la même origine, de la même condition.
Séjourner sur une « île allemande » à Dresde pour traduire de l’anglais, vous l’avez vraiment fait ?
Non, sans avoir résidé en permanence dans cette ville, j’y suis allée souvent à l’occasion d’un séminaire à l’université. Tout ce qui est prêté à la narratrice par rapport à Dresde vient de mes propres impressions. Il est vrai que cette ville dans un premier temps ne m’a pas plu : il y a un tourisme pas forcément agréable, la ville a été détruite, puis refaite à l’identique, et partout il y a des traces. On se trouve face à une obsession de la commémoration du bombardement de février 1945, comme si Dresde était la capitale de la douleur allemande, sans forcément se préoccuper de ce qui avait pu causer ce bombardement et des souffrances des autres. Mais j’ai fini par connaître, en rencontrant des habitants, le versant non touristique de la ville et à l’aimer vraiment. J’ai eu le besoin d’écrire quelque chose qui se passait là, il y avait une vraie émotion.
C’est étonnant de faire se rencontrer Dresde, l’Ecosse du roman de Woolf, la silhouette d’une morte parisienne…
Il faut tellement de choses pour écrire un roman, c’est comme une place où débouchent plusieurs avenues : Dresde, Woolf, la traduction, Tchernobyl, le souvenir d’une amie disparue, Dominique Dussidour… Le travail consiste à réunir tous ces affluents, peut-être qu’un fleuve serait une meilleure image. Quand je lis ou écris un roman, j’ai besoin que ça ne soit pas seulement à deux dimensions, ça ne veut pas dire qu’il faut des extraterrestres, mais que ça raconte autre chose que ce que ça raconte, quelque chose qu’on n’éclaircit pas et qui reste dans l’ombre. J’ai beaucoup lu de littérature fantastique dans ma jeunesse. Peut-être cela m’a-t-il marqué ?
Dans Mémorial la narratrice se rend en Pologne, sur les traces de sa famille, est-une expérience vécue ?
Oui, mais différente de celle du roman, je n’ai pas fait le voyage seule, et la configuration familiale décrite dans Mémorial n’est pas la même. Mais la ville d’origine, Kielce, oui. Je m’y suis rendue en 2001, c’était très bizarre parce que je n’y étais jamais allée mais c’était quand même un retour, ma famille des deux côtés vient de là, il y a vraiment un ancrage là-bas et en même temps c’est une ville qu’ils ont dû quitter dans les années 1930. D’ailleurs quand je suis allée à Kielce, j’ai eu un sentiment de transgression. On disait que c’était la ville la plus antisémite de Pologne à cause du pogrom de 1946. Ma famille ne voulait pas y remettre les pieds. Au début, je pensais ne rien dire sur ce voyage, et puis j’ai pensé que c’était idiot, il fallait au moins que je sache où ils habitaient. Du côté de ma grand-mère, la rue n’existe plus, c’était sur l’emplacement du ghetto. Mais du côté de mon père, c’était au centre, les bâtiments sont toujours là, et j’ai retrouvé le rez-de-chaussée sur cour où ils habitaient, à huit dans une pièce. J’ai envoyé une carte à mon oncle, pour lui dire que j’avais été au 10 de la rue indiquée, mais à mon retour il m’a dit que c’était le 20, et jusqu’à maintenant je ne sais pas lequel de nous s’est trompé.
Le Shoah est présente dans plusieurs de vos livres et notamment dans « Beaune-la-Rolande ».
Du côté de mon père, tous ceux restés en Pologne ont été tués mais en France ils ont survécu. C’est l’histoire du côté maternel qui m’a le plus imprégnée. Mon grand-père a été convoqué, c’est ce qu’on appelle le billet vert, en mai 1941 et déporté à Beaune-la-Rolande, puis à Auschwitz où il est mort. J’ai donc écrit un texte là-dessus. Ma grand-mère était quelqu’un de très important dans ma vie, elle vivait vraiment dans le souvenir de son mari et elle m’a transmis cette histoire. Ensuite en juillet 1942, pendant la rafle du Vél d’Hiv, la police est venue chercher ma grand-mère, ma mère qui avait dix ans et mon oncle qui en avait treize, et ils ont miraculeusement échappé à la déportation. J’ai été très marquée par ces événements qu’on m’a racontés et ça me fait drôle de vous en parler, parce qu’en fait j’en parle beaucoup plus en Allemagne qu’en France. Une des choses que j’ai éprouvées en France était une sorte d’impossibilité à partager ça, en tout cas dans la jeunesse. Je me sentais à part avec cette histoire et jamais je n’en ai parlé naturellement. Quand mes livres ont commencé à être traduits en allemand, lors des lectures publiques, on me posait des questions sur ce passé familiale, en France ça a été plus tardif et beaucoup moins. Et dans les rencontres privées que j’ai pu faire, j’ai très vite eu le sentiment en Allemagne qu’avec les gens de ma génération ou plus jeunes, en tout cas nés après la guerre, on avait une histoire en commun : c’était cet héritage du passé et la question « qu’est-ce qu’on faire de ça, comment faire avec ça ? »
Vous avez traduit l’Allemand Peter Kurzeck. Où en est la suite en français de son cycle ?
En janvier et février, j’ai commencé à traduire un nouveau tome [Un hiver de neige est paru en français chez Diaphanes en 2018, traduit par Cécile Wajsbrot, ndr]. C’est un grand auteur, mort en 2013, longtemps resté très confidentiel en Allemagne. C’est pour moi une rencontre de hasard, il y a dix-huit ans de cela. Dans le Berliner Zeitung j’ai découvert un texte génial de Kurzeck sur Francfort. Ça a été tout un chemin pour arriver jusqu’à lui. Finalement, j’ai réussi à le voir en 2007, lors d’une lecture à Berlin. Son écriture est très singulière, difficile à traduire pour le coup : ce sont des phrases souvent incomplètes par rapport à une syntaxe ordinaire classique, soit il n’y a pas le verbe, soit il n’y a pas le sujet, ou un participe passé mais pas l’auxiliaire, ça pourrait être boiteux mais ça ne l’est pas du tout. On y trouve un déséquilibre permanent qui crée un autre équilibre, et c’est magique. Et puis, c’est difficile de dissocier l’écriture et le contenu, mais il y a chez lui une humanité tellement dense.
Propos recueillis par Frédérique Fanchette
Dresde, l’esprit des lieux. Chœur de voix dans la ville reconstruite
Quand la narratrice de Nevermore débarque à Dresde, c’est avec peu de bagages. Elle a obtenu une bourse pour un séjour de quelques semaines en avançant un argument peu commun : traduire « un texte sur la dévastation du temps dans une ville autrefois dévastée par la guerre. » Elle transporte donc un ordinateur et quelques effets qui tiennent sans peine dans la chambre monacale de la pension de famille où elle loge. Mais les hôteliers savent-ils qu’en fait elle voyage accompagnée ? Une ombre l’a suivie depuis Paris, celle d’une amie écrivaine morte peu auparavant. Une présence qui surgit subitement à plusieurs reprises et disparaît aussi brusquement, ne laissant que le vide derrière elle. Et on peut se demander si elle ne se confond pas avec celle obsédante de Virginia Woolf, dont il s’agit de traduire La Promenade au phare.
Dans Nevermore, qui suit l’avancée du travail de la narratrice, l’atmosphère envoûtante doit beaucoup aux sons qui s’élèvent. Et d’abord une sorte de ressac, celui de toutes les possibilités de traduction de simples paragraphes. Les mots de Woolf en anglais, et en italiques, s’insèrent dans la trame du livre. Au balancement entre les deux langues s’ajoute le tumulte de versions possibles en français, venant caresser ou buter sur l’oreille.
Rappelons le synopsis de La Promenade : une famille anglais, qui ressemble fortement à celle de Woolf, est en villégiature sur une île écossaise. L’un des enfants rêve d’aller le lendemain jusqu’au phare. Il faudra attendre dix ans. Entretemps il y aura eu la guerre de 14-18, des morts. Entre les deux parties s’insère « Time passes », déambulation dans la maison abandonnée.
La connaissance de Woolf qu’a Cécile Wajsbrot fait merveille. Guidée par elle, on prend plaisir à ici soupeser les mots, là à goûter la poésie sonore de la romancière anglais ou son penchant pour les points-virgules, et finalement à se laisser entraîner par le flux plus vaste des pensées et hantises de la traductrice installée à Dresde.
Le travail accompli, celle-ci a pour habitude de se promener la nuit au bord de l’Elbe, c’est là qu’elle pense apercevoir la silhouette de l’amie disparue. Dresde devient une ville qui fascine. Le passé enveloppe comme une brume. Les déplacements de la pensée entre les langues, entre les lieux (l’Ecosse, Paris, l’Allemagne) rendent l’atmosphère encore plus cotonneuse. Et on ne s’étonne pas de l’incursion de voix non identifiées, précédées de tirets, et d’« interludes » transportant sur la High Line de New York. Bientôt viendront les cloches : au bruit du ressac s’ajoute une musique de cité engloutie. Se lit le récit de vols pendant la guerre, d’échanges, de restitutions la paix venue. La narratrice a mené auparavant des recherches. Et l’on croit alors entendre ce concert de 1995, pour le cinquantième anniversaire du bombardement de Drede, le Glocken Requiem Dresden : 129 cloches dans 47 églises, sous la direction du compositeur Henrich Johannes Wallmann.
Par Frédérique Fanchette