Infinis trésors de vérité
Le goût de Browning pour les différents points de vue d'un récit avait tout pour séduire Henry James. Le volume Sur Robert Browning regroupe trois textes, essais et fiction. James, né américain en 1843 et mort anglais en 1916, lut avec émerveillement, dans sa jeunesse, L’Anneau et le Livre, regrettant juste que le texte ne fût pas un roman tel qu’il aurait pu tenter de l’écrire lui-même. Puis il connut le poète dans la vie réelle.
Sur Robert Browning s'ouvre ainsi sur la nouvelle « La Vie privée » dont le poète est explicitement le héros, selon les Carnets de James. Le personnage principal est une sorte de Jekyll et Hyde social, dont rien dans la conversation mondaine ne permet d'imaginer le génie littéraire. Dans la « Note de l’éditeur » ouvrant le volume, il est fait mention du livre de Ross Posnock Henry James and the Problem of Robert Browningpour en arriver à ceci : « Tout se passe comme si James tentait, en forgeant cette image d’un Browning à deux visages, sans aucun lien entre eux, d’atténuer l’angoisse que provoque en lui la rencontre d’un écrivain qui se trouve aussi bien du côté de la vie réelle que du côté de l’art, mettant à mal sa théorie selon laquelle l’art demande qu’on lui sacrifie la vie réelle. »
Les deux textes qui suivent « La Vie privée » sont des conférences. La première parut en 1890 à l'occasion du transfert des cendres de Browning dans le Poet's Corner de l'abbaye de Westminster, la seconde (« Le Roman dans L'Anneau et le Livre ») date de 1912, année du centenaire de Browning – ce fut également la première prise de parole publique de James en Angleterre et un succès hors du commun (« Lorsque James eut terminé sa lecture et s’assit, on eut le sentiment, raconte un autre témoin, que les applaudissements ne cesseraient jamais »). James appelle Browning « un poète sans lyre » – dans sa préface à L'Anneau et le Livre, Marc Porée cite Oscar Wilde décrivant un Browning « se servant de la poésie pour écrire en prose » –, mais c'est pour mieux admirer l'envergure à laquelle il parvient cemendant, sa capacité à déceler « d'infinis trésors de vérité » chez ses personnages, y compris dans leur éventuelle « fausseté constitutive ».
James aurait sûrement aimé qu'on écrive de lui ce qu'il écrit de L'Anneau et le Livre : « L'amplification est, dans cette œuvre plus que dans toute autre, le fait de l'intelligence, de chaque faculté de la pensée, que notre poète impute à ses créatures ; et il faut un grand esprit, un des plus grands, pouvons-nous dire tout de suite, pour faire s'exprimer et se livrer ces personnages avec un tel effet de splendeur intellectuelle. »
M. L.