Henry James ambassadeur de France
Les Ambassadeurs (1903), dont une nouvelle traduction vient de paraître, est, avec Les Ailes de la colombe et La Coupe d'or, un des trois gros romans de Henry James où l'intrigue consiste exclusivement à forcer ou à reconnaître un simple et ô combien compliqué changement de point de vue des personnages. Voici comment James lui-même, né américain en 1843 et mort anglais en 1916, résume ce roman français dans sa préface de 1909, sans goût apparent pour une publicité tapageuse : « Jamais aucune composition de cette sorte n'a pu jaillir directement d'une graine de suggestion tombée par hasard, et jamais aucune graine de cette sorte, s'enfouissant dans le foisonnement de sa croissance, n'a pu mieux se tapir dans la masse comme une particule indépendante. Bref, toute l'affaire se résume à la déclaration irrépressible de Lambert Strether au petit Bilham, un dimanche après-midi, dans le jardin de Giovani, et à la franchise avec laquelle il cède, pour l'instruction de son jeune ami, à la charmante exhortation de ce moment de crise. L'idée de cette histoire réside en réalité dans le fait même qu'il ait pu ressentir comme un moment de crise une circonstance aussi exceptionnellement agréable, et qu'il ait de la peine à l'exprimer pour nous aussi clairement que nous pourrions le désirer. » Difficile après cela pour le lecteur d'imaginer qu'il va se retrouver dans un des plus émouvants romans de James et, surtout, dans un des plus passionnants, dont on tourne les pages dans l'espoir d'arriver à la résolution de l'intrigue qui réglera tout on ne sait comment et qui règle en définitive une question éthique. Les Ambassadeurs est un chef-d'œuvre que l'auteur ne sait vendre qu'avec ses arguments à soi, c'est-à-dire pratiques et théoriques à la fois (comment lui est venue l'idée du livre et comment il la réalisa). La leçon que le lecteur doit en tirer est « que le Roman demeure encore, mené par une juste conviction, la plus indépendante, la plus élastique, la plus prodigieuse des formes littéraires ».
[…] « Eh bien nous y voilà ! dit Strether » est la dernière phrase du roman, et son ton peut aussi bien être celui du triomphe que de l'accablement, comme s'il avait fallu ces centaines et centaines de pages pour qu'enfin les réflexions et les sensations coïncident ou s'affrontent, qu'enfin elles soient capables de se caler ensemble. Le secret de James est dans cette lutte entre l'intelligence et le caractère pour que l'une et l'autre essaient d'adopter des stratégies conciliables, que la souffrance ne soit pas l'unique vainqueur de la situation. […] Dans sa préface des Ambassadeurs, il ne se félicite de rien autant que de l'adéquation entre le roman et le projet qu'il en avait. […]
Mathieu Lindon