Gabriel Levin, Ostraca
L’Antiquité a livré, bien malgré eux, des trésors d’instantanéité à l’éternité. Ils portent le nom d’ostraca et ces fragments de calcaire blanc ou autres tessons de poterie ont porté jusqu’à notre époque des poésies et autres pensées parfois satiriques de leur temps. S’agit-il de la quête éternelle de la bouteille à la mer ou de l’improbable écho de l’explosion cosmique originelle ? La réponse du poète Gabriel Levin vivant à Jérusalem se veut plus discrète, presque diaphane ; le message de l’ostracon ne peut parvenir jusqu’à nous que si nous y prêtons une oreille discrète, presque oublieuse de capter une idée ou une humeur qui n’aurait jamais dû s’affranchir du temps qui les avait vues naître. Le poète ne se veut surtout pas archéologue pas plus qu’épigraphe. Sa rigueur sera celle du peintre rêvant de l’improbable lumière sacrificielle d’où tout serait né. Ces morceaux épars livrés presque honteusement par le sable et la terre requièrent l’humilité de celui qui observe les siècles passés tout autant que notre quotidien. Dans Le masque de Lipari (p. 33), Gabriel Levin fait cette constatation : « Dégagé de l’étreinte du mort, l’empreinte exacte de celui que tu fus amenée à la lumière du jour : spectral dans un champ lumineux, la somme de terre cuite abstraite de ce que tu pouvais, ou aurais pu dire ».
Ce surgissement du présent à partir du calcaire est constitutif de notre connaissance : « c’est ainsi que je te vis ». La pierre s’est faite chair nous dit dans une admirable sentence Gabriel Levin (Après Ninive) où le poète rappelle la terrible prédication de Jonas : « Qui a poussé en une nuit, et en une nuit a péri » (4,10). Telle la flèche qui blessait la lionne antique emprisonnée dans sa gangue de bas-reliefs, le trait nous frappe en plein cœur. La vie n’est pas réservée au seul cœur qui bat et bouillonne, et le félin pourtant touché il y a des siècles continue de démontrer une vitalité rarement atteinte. Le calame antique souligne encore des vérités dérangeantes pour les âmes serviles de notre époque : « Qui est ton serviteur sinon un chien ». L’échelle céleste, chère à saint Jean Climaque et aux pères de l’Église, nous invite à gravir « sans abri, ni nulle part où fuir » et sous le prunier sauvage, nous aurons peut-être la chance de découvrir « une pointe de crépuscule prise dans les serres du faucon pèlerin qui tournoie lentement au-dessus de la vallée de l’ermite… » (p. 101).
Gabriel Levin ne répond-il pas à la question « Où allez-vous ? » par cette formule lapidaire « Vers l’Orient ! » avec une majuscule qui résume le cercle fondateur (Quand les vents tournent, p. 113). Il s’agit d’un Orient où une hémorragie de pavots sur les flancs des collines ne parvient pas à réduire l’espoir du réveil en des jours meilleurs des sept dormeurs de l’Éphèse romaine (Quand les vents tournent, p. 111).
Au terme de ce parcours en terre d’ostraca, nous pourrons reprendre ces mots de L’autoportrait en kaki : « C’est pourquoi même après un millier d’années, les vagues agitent le rivage d’un bruit aussi mélancolique », une mélancolie propice à propager ces paroles fugaces qui parcourront encore bien des contrées et des siècles.
Vient de paraître également du même auteur aux éditions Le Bruit du temps : Le Tunnel d’Ezéchias et deux autres récits.