Les Rencontres de Lexnews : Un métier, une passion…
Antoine Jaccottet a longtemps travaillé aux éditions Gallimard jusqu'à l'année dernière en étant éditeur à la collection Quarto. Il a décidé de franchir le pas et de créer librement les livres dont il avait toujours rêvé. Libéré de certaines contraintes économiques, c'est un plaisir personnel que l'éditeur souhaite faire partager au plus grand nombre. L’acte de naissance des éditions Le Bruit du temps est scellé sous le signe d’une amitié pour certains auteurs et traducteurs. Ces affinités électives littéraires sont au cœur de ce projet qui voit le jour en ce début de printemps. LEXNEWS a choisi de présenter cette très belle initiative à ses lecteurs en interviewant Antoine Jaccottet qui nous a reçus dans une charmante demeure familiale du XVIIIe siècle rue du Cardinal Lemoine, avec au fond de la cour, la célèbre enceinte de Philippe-Auguste et de l'autre côté de la rue la résidence de Valery Larbaud....
LEXNEWS : « Pour quelles raisons avoir choisi pour votre nouvelle maison d’édition, Le Bruit du temps, le titre d’un recueil du poète russe Ossip Emilievitch Mandelstam ? »
Antoine Jaccottet : « Il y a plusieurs raisons à cela. La première est très simplement biographique. Le premier travail que j'ai réalisé a consisté à participer à un numéro d'une revue, la revue de Belles Lettres, dont un numéro spécial avait été consacré à Mandelstam. J'avais fait ma première traduction de l'anglais d'un texte d'un grand spécialiste de Mandelstam, le professeur Clarence Brown qui nous a fait l’honneur d’une postface. C’est également une raison amicale qui a présidé à ce choix, à savoir la rencontre de Ralph Dutli qui est le traducteur en allemand des œuvres complètes de Mandelstam. Je l'ai connu ici à Paris et il est devenu un très grand ami. C'est un hommage que je lui rends et cette nouvelle maison d'édition sera le lieu pour publier ses poèmes et autres réalisations. À cela s'ajoute l'immense admiration que j'ai pour Mandelstam. Ce titre « Le Bruit du temps » évoque une image de la littérature elle-même, un peu comme chez Proust, tout en incluant mon goût pour la musique. »
LEXNEWS : « Partagez-vous cette nostalgie de la culture universelle du poète russe et cela influencera-t-il le choix de vos futures parutions ? »
Antoine Jaccottet : « Oui, c'est une bonne idée de présenter les choses comme cela. Il y a à la fois le goût des classiques puisque le mouvement littéraire auquel il appartenait était une revendication du classicisme face au futurisme de l'époque, et en même temps ce sentiment très profond d'appartenir à la culture méditerranéenne dont Mandelstam avait une grande nostalgie avec un goût très marqué pour l'Italie. C'est également cette approche qui nous a conduits au choix du deuxième livre que nous éditons, le Browning, qui se déroule à Rome et qui est presque un roman historique. J'avoue en effet qu'il y a un goût pour l'Italie, la Grèce… »
LEXNEWS : « Quels sont les enjeux d’une nouvelle maison d’édition au XXIe siècle qui connaît en Occident une crise à la fois générale et également spécifique au livre dans de nombreux pays ? »
Antoine Jaccottet : « je crois que c'est sans aucun doute une réaction à cette crise que vous évoquiez. On nous annonce tous les jours la disparition du livre et je suis profondément convaincu, que contrairement aux Cassandres, cette disparition n'est pas encore pour demain. Bien entendu, nous sommes forcés de constater ce qui se passe et nous voyons bien que la culture littéraire n'occupe plus le premier plan. Cela s’observe notamment dans les médias et cela devient assez effrayant. Ce qui est encore plus inquiétant, c'est que cette culture a tendance également à disparaître dans la conscience générale. Si vous prenez par exemple l'univers politique, il y a toujours eu une révérence certaine pour la chose littéraire ; or cela même a sans doute disparu aujourd’hui… Mais, je suis persuadé qu’il existe parallèlement de nombreux passionnés de littérature, y compris chez les jeunes gens. Je pense que l'on peut très bien défendre l'idée que le livre a encore de très beaux jours devant lui en réaction à tout ce qui se passe. Le véritable amateur de livres aura de plus en plus besoin de petites maisons d'édition qui défendront l’objet de sa passion. Les réactions des personnes que nous sollicitons par rapport à notre projet sont tellement positives que c'est plutôt encourageant ! Il me semble que la curiosité existe encore et toute la difficulté réside dans le fait de proposer des choses de qualité avec suffisamment de conviction. Il ne suffit pas de prendre un livre oublié et de le mettre sous une couverture.»
LEXNEWS : « Vous rappelez que les vrais livres ne meurent pas, quels sont ceux que vous souhaitez remettre à la lumière du jour ? et pouvez-vous préciser à nos lecteurs ce qu’est un vrai livre selon votre subjectivité ? »
Antoine Jaccottet : « Il peut être très prétentieux de dire que les vrais livres ne meurent pas et en même temps, certains exemples comme l'histoire de cette traduction étonnante du poète victorien Robert Browning invitent à penser en ce sens. Browning était très célébré de son vivant et il a d’ailleurs encore une gloire certaine dans les pays anglo-saxons. Il est par contre presque totalement oublié en France. Or, je crois profondément que c'est un vrai chef-d'œuvre. Il s’agit d’un livre qui a une histoire incroyable. Il a été traduit pendant la guerre par un professeur d'université qui a réalisé cela par pure passion. Il s'était pris d'amour pour ce livre et l’avait traduit en même temps qu'il faisait de la résistance ! Par la suite, le manuscrit a été proposé à Gallimard qui a attendu longtemps avant de le publier. Pendant ce temps, le manuscrit a été apporté en Belgique puis s'est perdu pour enfin être retrouvé par un de ses amis... Le livre a été publié une première fois en 1959 par Queneau chez Gallimard. Nous avons décidé de ressortir ce livre, car il était quasiment introuvable en dehors des cercles de bibliophilie. Il s'agit d'une sorte de chronique italienne à la Stendhal. Browning a été l'inventeur d'un genre au XIXe siècle, le monologue dramatique. Il faisait parler des personnages historiques dans ses poèmes. Un jour, il tombe à Florence dans un marché aux puces sur des archives, le grand livre jaune, qu'il achète pour trois sous. À peine a-t-il commencé à le feuiller qu'il réalise que c'est la chance de sa vie. Il s'agit d'une histoire criminelle assez sordide qui se passe dans la Rome baroque peu après le Caravage. C'est à la fois un poème et un roman historique, et le premier livre raconte le fait même de cette découverte : comment en rentrant chez lui, il voit les personnages de cette chronique prendre vie. C'est très beau, car nous constatons à la lecture du texte cette transition de l'archive à la chose imaginée. À partir de là, il va construire son poème en douze chants avec des monologues où chacun des protagonistes vient raconter sa version. Cela donne une dimension assez moderne au texte avec des points de vue différents sans qu’il y ait en même temps une seule vérité. Pour revenir à la deuxième partie de votre question, je crois qu'il existe des livres utilitaires qui répondent à des fonctions à un moment donné, et à côté de cela, les vrais livres avec la littérature. Il s'agit d'œuvres dont l'ambition est telle qu'il entre en elles une part d'éternité. Il y a des distinctions en art entre une petite œuvre et une œuvre majeure. Il ne s'agit pas pour autant d'un discours élitiste. Si j'adore écouter du tango, je n'en conclurai pas pour autant qu'il s'agit de la même chose que la neuvième symphonie de Beethoven ! C'est ainsi que je souhaite publier des livres qui manifestent cet effort d'une certaine forme en plus des émotions. »
LEXNEWS : « Quel est le travail de l’éditeur dans cette tâche de réincarnation d’un livre dans une nouvelle édition ? »
Antoine Jaccottet : « Nous devons essayer de trouver pour chaque livre la forme qui le mettra le mieux en valeur. Nous avions envie pour un livre comme celui de Browning d'avoir un texte bilingue parce que le vers de Browning est quelque chose de très particulier que je souhaitais faire partager au lecteur. C'est une oeuvre qui avait l'ambition, à la suite de la Divine comédie, d'être une grande épopée ce qui nous a conduits à la publier avec un appareil critique. Je désire que l'on ait un plaisir à goûter à ses oeuvres et nous avons travaillé sur tout ce qui peut faciliter ce plaisir. Notre tâche a donc consisté à prévoir des annotations, un grand essai introductif… À cela s'ajoute un travail sur les traductions et sur les relectures pour essayer d'être au plus près de l'original. »
LEXNEWS : « Les choix doivent être difficiles pour certains textes entre la valeur sûre d’une traduction déjà établie et le risque d’une nouvelle traduction ? Pour Mandelstam et Browning, vous avez conservé l’existant, alors que pour D.H. Lawrence, vous entreprenez tout un cycle de traductions de ses Nouvelles complètes. »
Antoine Jaccottet : « C'est un problème insoluble ! Par le hasard des rencontres, j'ai connu quelqu'un qui avait très envie de retraduire cette prose très délicate. Dans le cas de Mandelstam, il est publié chez beaucoup d'éditeurs avec beaucoup de traductions différentes. Nous avons eu la chance de retrouver une traduction qui était parue dans la revue Commerce par Larbaud. C'est une sorte de miracle, car deux ans après la parution de l'original en Russie, cette magnifique traduction a pu être menée à bien par Georges Limbour, une personne qui avait un grand sens littéraire, ainsi que le prince Mirsky. À l'inverse, pour D.H. Lawrence, je n'étais pas du tout satisfait des traductions existantes. Nous allons tenir compte des recueils anglais existants et nous allons reproduire les recueils originaux tel que D.H. Lawrence les avait composés à l'époque. Nous publierons petit à petit et dans l'ordre chronologique la totalité des nouvelles. »
LEXNEWS : « Vous réservez également une place aux contemporains dans votre programmation. »
Antoine Jaccottet : « L'idée de départ était de publier des personnes ayant elles-mêmes un lien avec les classiques que nous avons retenus. C'est le cas des poèmes de Ralph Dutli, traducteur de Mandelstam. Ce n'est pas en revanche le cas de Gabriel Levin qui est un très talentueux poète israélien de langue anglaise. Ce poète a un rapport étroit avec la Méditerranée, ces sujets sont souvent à thème presque archéologique et qui correspond assez bien ce que j'évoquais tout à l'heure. Vous avez également le manuscrit de Paulette Choné qui nous est arrivé totalement par hasard et que je ne connaissais pas. C'est une historienne de l'art, spécialiste de la gravure du XVIIe, qui au lieu d'écrire une biographie de Jacques Callot a préféré décrire des mémoires imaginaires de cet artiste. Cela a produit un petit livre très singulier qui m'a beaucoup plus. »
LEXNEWS : « Vous souhaitez que les fruits de vos éditions puissent également être appréciés esthétiquement. Quelle importance cela a-t-il pour vous et le lecteur au XXIe siècle et comment concilier ces exigences avec les impératifs économiques de ce même XXIe siècle ? »
Antoine Jaccottet : « Nous avons souhaité réaliser des livres si possible jolis tout en n’étant pas trop chers. Il n'y a pas du tout un désir de bibliophilie ou d'édition de tête. Nous voulons proposer de jolis petits livres agréables à avoir en main, simples, mais bien imprimés avec une couverture avec des rabats. Nous ne voulons pas d'images criardes sur la couverture ce que l'on va me reprocher, car sur les tables des libraires, on ne les aperçoit pas forcément ! Peut-être vont-ils justement se distinguer sans ces images clinquantes du fait de leur simplicité. Si nous choisissons tout de même une couverture en vélin et du papier bible, nous essayons de concilier néanmoins cela avec des impératifs économiques. »
Merci Antoine Jaccottet, nous souhaitons longue vie à cette nouvelle maison d'éditions qui promet de nous offrir de belles pages à l'image de celles des deux premiers livres qui viennent de sortir !