La littérature dans son essence même
La fondation d'une nouvelle maison d'édition est toujours un événement, surtout lorsque, à son programme, figurent des œuvres de haute qualité. Les Lettres françaises ont demandé à Jean-Louis Panné d'interroger Antoine Jaccottet, fondateur du Bruit du temps, sur son projet et ses ambitions.
Si j’en crois l’épigraphe du poète Ossip Mandelstam que vous citez dans le texte définissant votre projet, vous pensez qu’un livre peut être déterminant dans la vie d’un individu. Est-ce une réflexion liée à une expérience personnelle ? Croyez-vous en son caractère universel ?
Antoine Jaccottet. Oui, bien sûr, s’il s’agit d’affirmer, comme le fait Mandelstam, que, quel que soit le milieu d’où l’on vient, il est possible de se constituer une généalogie, une famille d’élection, celle des grands esprits qu’il est si facile de rencontrer dans les livres. Les rencontres déterminantes, à l’adolescence, ça aura été pour moi, comme pour beaucoup de jeunes gens, celles de certains livres, les Confessions de Rousseau, Proust surtout, un peu plus tard, ou les poètes : Rimbaud et Baudelaire, suivis très vite par Ponge, Bonnefoy, Reverdy, Follain. Mais rien, bien sûr, dans nos confortables existences actuelles, de comparable à ce qu’a pu vivre un Mandelstam mourant pour avoir voulu défendre une certaine idée de la parole poétique dans un monde qui n’était plus que mensonge ; mais pour lequel aussi, dans ces circonstances extrêmes, des livres auront été le seul refuge. On a su qu’il récitait Dante ou Pétrarque à ses compagnons d’infortune. Un tel exemple montre que nous n’avons sans doute pas tout à fait tort d’attacher de l’importance à ces fragiles édifices de paroles que sont les livres.
« Figurer la littérature dans son essence même » est l’une de vos formules. Pouvez-vous nous dire ce qu’est cette essence selon vous ?
Antoine Jaccottet. Ce que je voulais dire, je crois, c’est simplement qu’en donnant à une maison d’édition le nom « Le Bruit du temps », je voulais maintenir l’idée qu’il y a un art littéraire, comme il y a un art de la composition musicale, et que tous les livres ne sont pas de la littérature. Les grandes œuvres, celles qui nous touchent le plus, sont celles où s’accomplit, par une mystérieuse alchimie, la transmutation du réel en quelque chose d’assimilable par l’esprit. Il faut que l’écrivain disparaisse pour que le « livre prenne toute la place », mais surtout pour que le livre puisse contenir tout un univers et la vie même, comme dans La Recherche du temps perdu, où tout se déploie magiquement à partir d’une tasse de thé. Ou, lu dans les forêts, garder, comme ces livres dont parle Mandelstam dans Le Timbre égyptien, entre ses pages « un petit sapin gothique formé par une feuille de fougère ».
L’idée selon laquelle les livres peuvent être approchés comme une constellation me plaît beaucoup. Mais comment reconnaître une étoile ?
Antoine Jaccottet. Eh bien ! Les grandes oeuvres sont celles dont l’éclat ne ternit pas, celles que l’on peut lire et relire, que l’on a envie de retraduire ou de rééditer sans cesse, comme une même oeuvre musicale appelle plusieurs interprétations qui ne l’épuisent pas. Il est beau ensuite de trouver entre elles des chemins qui les relient, qui font qu’elles se répondent. Auden, dans La Mer et le Miroir, relit, commente et prolonge La Tempête de Shakespeare, mais il évoque aussi la lande désolée du Roi Lear, et sa prose soudain préfigure certaines œuvres de Beckett. Les poèmes d’Elizabeth Browning peuvent conduire à Rilke, qui les a traduits en allemand. Lui-même, dans ses Lettres sur Cézanne, rejoint les pages de jeunesse que Proust consacre à Chardin…
Faire le pari de la qualité, tant du point de vue littéraire que de celui de l’objet livre lui-même, n’est-ce pas s’adresser à un public nécessairement restreint ?
Antoine Jaccottet. Peut-être restreint par le nombre, mais la lecture reste cet événement magique par lequel il est permis à tout un chacun, quelle que soit sa situation et d’où qu’il vienne, d’avoir, comme l’écrivait Ruskin, une conversation particulière avec les grands esprits de tous les temps et de tous les pays. Bien sûr, la lecture exige un temps, une attention de plus en plus difficiles à trouver dans nos existences. C’est pourquoi ces grandes œuvres sont souvent elles-mêmes le récit d’une conversion : comment le narrateur de La Recherche parvient à s’extraire de la mondanité pour obéir à sa vocation et devenir Marcel Proust ; comment le jeune prêtre Caponsacchi a l’audace de devenir un saint Georges en enlevant la jeune Pompilia dans L'Anneau et le Livre, et comment Parnok lui-même, le petit homme presque ridicule du Timbre égyptien, plongé dans un monde livré à la peur et de plus en plus hostile à tout ce qu’il aime, est le seul à résister à la foule, à tenter de sauver un homme du lynchage…
En offrant des oeuvres à vos yeux essentielles, vous supposez que la qualité finit toujours par trouver un public : n’est-ce pas une croyance trop optimiste ?
Antoine Jaccottet. Nous ne nous serions pas lancés dans cette entreprise un peu folle si nous n’avions pas la conviction que le pouvoir de l’éditeur, et son travail propre, reste celui de donner à ces oeuvres essentielles, ou même difficiles, toutes les chances de rencontrer un public dont nous sommes absolument convaincus qu’il existe. Ce qui est magique, je l’ai dit, c’est l’acte de la lecture. L’éditeur, lui, doit s’employer à jouer son rôle de passeur. Éditer les oeuvres que l’on croit grandes, c’est leur donner la meilleure présentation qui soit pour en faciliter et en rendre agréable la lecture : la meilleure traduction possible s’il s’agit d’une œuvre étrangère, une préface ou postface à la fois discrète et éclairante, des notes si nécessaire et seulement si c’est nécessaire, une édition parfois bilingue… Mais aussi par la présentation matérielle : qualité des papiers et de la mise en page, lisibilité des caractères.
Entretien réalisé par Jean-Louis Panné