Les Inrocks, "Redécouvrir Orlando, héros-orne ultra-contemporain-e de Virginia Woolf", par Nelly Kaprièlan

26 octobre 2020

 Redécouvrir Orlando, hérosoïne ultra-contemporaine de Virginia Woolf

 

 

A l’occasion de la réédition d’Orlando, on mesure à quel point ce personnage inventé il y a presque cent ans par Virginia Woolf résonne avec notre époque. Histoire et analyse d’un chef-d’œuvre plus fluid que jamais.

Orlando est peut-être le personnage le plus moderne de l’histoire du roman, notre grand contemporain : gender fluidavant l’invention du terme, trans avant l’heure, passant naturellement du masculin au féminin sans avoir besoin de s’expliquer, Orlando fait la double expérience du monde, côté homme, puis côté femme, donnant à rire du binarisme sur lequel toutes les sociétés occidentales se sont arc-boutées depuis si longtemps.

Bref, Orlando est le classique qu’il faut absolument découvrir ou relire aujourd’hui – et, hasard merveilleux du calendrier, Le Bruit du temps en propose justement ces jours-ci une très belle réédition, riche des illustrations de l’édition anglaise originale, et dans la traduction d’origine (Orlando parut en France en 1931 chez Stock, trois ans après sa sortie en Angleterre) de Charles Mauron, qui eut l’avantage de rencontrer Virginia Woolf, de fréquenter le groupe de Bloomsbury et de traduire aussi E. M. Forster.

 

D’un genre à l’autre

 

Imaginé en 1927 par Virginia Woolf, qui vient alors de publier Mrs Dalloway, qui corrige les épreuves de La Promenade au phare et – ce qui n’est pas un hasard – travaille presque au même moment à l’écriture d’Un lieu à soi, son manifeste féministe, ce personnage de jeune aristocrate anglais, dandy et poète devient le masque dont se sert l’écrivaine pour interroger le genre, dire ce qu’elle en pense, s’en amuser – elle veut écrire une farce – et prouver ainsi qu’une femme (ou un homme) est avant tout une personne. Irréductible, donc, à un seul genre, tout comme l’essence même de l’humain est d’être irréductible à un seul moi. Nous sommes multiples, nous dit Woolf, et mouvant·es. La précision « une biographie », qu’elle ajoute au titre, est bien sûr ironique, tant l’écrivaine rend toute tentative de saisir la vérité d’un sujet caduque.

 

Il·Elle se répand d’un siècle à l’autre, s’écoule d’une terre à une autre, se déverse dans le sexe ou l’amour, infiltre tous les milieux. Orlando va faire la grande traversée, fascinante, passionnante, d’un genre à l’autre, mais pas seulement. Virginia Woolf rêve d’une « héroïne [qui] devrait avoir la liberté de se mouvoir à volonté. » Comme l’eau… Fluide, Orlando l’est à plus d’un titre : gender fluidtime fluidspace fluid... Il·Elle se répand d’un siècle à l’autre, s’écoule d’une terre à une autre, se déverse dans le sexe ou l’amour, infiltre tous les milieux, tous les cercles, politiques, nomades, littéraires et on en passe; même la solitude esthète, essayée un temps, ne trouvera pas grâce à ses yeux.

Eau vive, rien ne l’arrête. Il ne faut surtout pas, d’ailleurs, s’arrêter avec Woolf : celle qui choisira l’eau comme arme de son suicide (par noyade) en 1941 sent peut-être déjà que l’eau peut s’avérer dangereuse. L’eau peut tout arrêter, figer la vie. C’est l’eau devenue glace dans le roman, sur laquelle patine Orlando, qui emprisonne les êtres qu’elle a pris au piège, fixés pour l’éternité – morts.

 

L'amour et la poésie

 

Orlando est la clé qui nous ouvre toutes les portes, tous les milieux et, comme lui·elle, on les observe tous, avec candeur pour commencer, puis avec ironie ou désenchantement – car tout ce qui se réduit à la sociabilité ou au divertissement, à la vanité (même le sexe) est toc. Décor en stuc, trompe-l’œil toujours, fatalement décevant. Ce qui compte, les seules vérités, c’est la poésie – « Le Chêne », le long poème qu’Orlando n’en finit pas d’écrire, sera l’aboutissement de sa vie d’immortel·le, son Temps retrouvé – et l’amour. Dès qu’Orlando trouve l’amour, l’écriture change, se fait beauté moderniste et flot de conscience à la limite de l’onirisme, se déverse comme un fleuve soudain sans barrage, libre. C’est à cet instant que Virginia Woolf s’autorise à être elle-même.

Vita, qui pourtant l’adore, hésite, recule face à l’agitation dangereuse dans laquelle l’excitation sensuelle plongerait la « virginale » Virginia.

 

La création d’Orlando, ce personnage d’une liberté époustouflante, doit tout à l’amour. Virginia Woolf est tombée amoureuse de l’aristocrate et romancière Vita Sackville-West au début des années 1920. Elle est mariée à Leonard ; Vita, au diplomate Harold Nicolson, ce qui l’amène à vivre souvent à l’étranger. Virginia désire Vita, mais cette dernière, qui pourtant l’adore, hésite, recule face à l’agitation dangereuse dans laquelle l’excitation sensuelle plongerait la « virginale » Virginia, qui a déjà eu des crises terrifiantes, a déjà tenté de se suicider.

 

Toutes les époques, toutes les frontières

 

En 1927, Vita, qui a d’autres amantes, commence à lui échapper. Woolf a alors l’idée d’écrire un roman à clés dont Vita serait le personnage principal. L’acte d’écrire comme tentative de la garder sans cesse avec elle – Orlando, poupée vaudoue à l’effigie de l’être aimé, lui donnant corps pour toujours –, et la tuer – en lui enfonçant des aiguilles en forme de plumes dans le cœur, pour mieux la vider de ses sortilèges. 

Après la publication d’Orlando en 1928, Woolf et Sackville-West accompliront un dernier voyage ensemble, en France, au grand dam de leurs époux respectifs; ceux-là ont toujours craint que l’amour entre les deux femmes ne leur explose au visage, et que tout explose autour d’elles. Or, c’est Orlando qui prendra en charge cette part révolutionnaire, cette liberté insensée, affolante, de traverser les murs de toutes les époques, toutes les frontières, en s’en amusant. En en souffrant aussi parfois, mais le regard tourné vers tous·tes ceux·celles qui, figé·es dans l’eau glacée de leur vie sociale, de leur rôle à jouer, se réifient en statues à mesure qu’il·elle s’en éloigne. Fluid pour toujours.

 

Par Nelly Kaprièlian