Le Temps - Tout Mandelstam pour saisir le monde, par Georges Nivat

 Le Temps - Tout Mandelstam pour saisir le monde, par Georges Nivat
11 mai 2018

Tout Mandelstam pour saisir le monde

Les œuvres complètes du plus grec des poètes russes, broyé par le Goulag stalinien, sont rassemblées en deux tomes, dont l’un retrace sa prose. Un défi colossal, relevé avec maestria par le traducteur Jean-Claude Schneider

S’il est un poète mythique dans la poésie russe et son martyrologe, c’est Ossip Mandelstam. L’homme et le poète ne font qu’un, non qu’il y eût en lui le moindre vestige de romantisme, de culte du poète. Après tous les Sturm und Drang, écrit-il, la poésie rentre dans son lit naturel. Le lit naturel de la poésie, de sa poésie, c’est la saisie du monde dans un elliptisme extraordinaire, le discernement sans faute de tout mensonge dans les apprêts de la culture comme dans la férocité de l’histoire. Ses écrits, prose comme poésie, ont une unité presque cristallographique, forment un polyèdre mystérieux, malaisé à déchiffrer et évident.

Son siècle, qu’il nomma « siècle chien-loup », le détruisit physiquement, et sa mort anonyme dans un camp de transit du Goulag près de Vladivostok l’inscrivit dans le grand martyrologe du stalinisme. Il est vrai qu’il avait signé son arrêt de mort en lisant à quelques amis le célèbre huitain : « Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pays / A dix pas ne sont plus audibles nos paroles », où le montagnard Staline aux doigts épais, entouré d’une « racaille de chefs au cou frêle », prend délectation à toute mise à mort.

Délire sans fin

Mandelstam, le chantre des structures-force du monde, le plus grec des poètes russes, qui célébrait aussi bien la cage thoracique de Notre-Dame que le patinage de Charlie Chaplin, acheva son bref parcours comme l’Ugolin de Dante, dans la « cornue de la prison » où les hommes sont réduits au délire sans fin.

Ses lèvres, que décrit Nadejda, celle qui l’accompagna toute sa vie et attendit avec lui le verdict final, murmuraient sans fin, écoutant une musique. Mozart ou Bach : les noms des musiciens qui ont créé un second cosmos viennent à l’esprit en achevant ces deux tomes en français du poète-prosateur.

Passion et envoûtement

Car ses écrits rassemblés aujourd’hui tiennent en deux tomes; et ils contiennent tout. Certes, les traductions ne manquaient pas, celles de Michel Aucouturier, ou de Louis Martinez, plus virtuoses peut-être, mais fragmentaires. Or voici un Mandelstam complet, gageure s’il en est. Nous la devons à Jean-Claude Schneider. Quant aux Editions Le Bruit du temps/La Dogana, elles avaient par leur nom même depuis leur naissance pris Mandelstam pour étendard, et publié en 2012 le Mandelstam de Ralph Dutli [1]. Il faut évidemment pour relever un tel défi des années de passion et d’envoûtement, de patience aussi. Toute la poésie, toute la prose, un appareil critique minimal, mais précis, qui veille à ne pas étouffer le poète. Car Mandelstam est un Œdipe qui a fait naître une glose gigantesque.

Traduire l’obscur est une gageure particulière car il faut choisir les côtés du polyèdre noir que l’on va éclairer. Schneider a opté pour la compacité. Et cela est sans doute la meilleure des méthodes. Car la poésie est toujours plus rapide que la prose, et chez Mandelstam plus encore. Les grands poèmes comme « Ayant trouvé un fer à cheval » ou encore « L’ode du crayon d’ardoise », où se télescopent les empreintes de poètes russes, un métaphorisme qui naît et meurt dans les mots, sont à la fois brefs et immenses.

Le traducteur se heurte à la difficulté de nombreux choix : par exemple rendre ou ne pas rendre l’absence de verbe, qui, en russe, et chez Mandelstam, non seulement ne prive pas le sens de mobilité, mais l’accélère. « Balayé comme frelon mort près du miel, / Le jour rutilant, sa flétrissure. » Il manque le verbe, qui est pourtant là, mais cette parataxe, absence de syntaxe, est pourtant une assez belle solution pour préserver la compacité extraordinaire du vers mandelstamien.

Soif d’espace

Mandelstam le minéralogiste, l’adulateur de Lamarck et de Linné, de Pallas et ses atlas de fleurs et de pierres, aurait sans doute approuvé. Son œil poétique qui « regardant la forêt » disait: « Ceci est la forêt, vaisseaux et mâtures », apercevait les vaisseaux futurs, les bourrasques, les guerres, la soif dévorante de l’espace…

L’exil à Voronej, qui fit renaître en lui le poète, donna aussi à sa poésie un coup de rabot purificateur : l’esthétisme hellène recula sous la poussée d’une force qui cognait, d’un vent primaire qui simplifiait tout :

Grimpé, démon à poil moite/  Et où va-t-il? où ça? –
Aux dés dessous les sabots / Dans les traces hâtives
Des faubourgs un vent militaire / Rafle tous nos kopecks.

On pourrait écrire un commentaire d’une verste de long, ouvrir un débat byzantin, faire des paris comme au casino, ou s’enfuir en criant au fou… La note sage des commentateurs nous rappelle ce qu’explique au sujet du poème la veuve du poète, Nadejda. Sur la route d’un monastère, Ossip contempla des flaques où rouillait l’eau, des empreintes de sabots de cheval (ces « dés » – à coudre – dont parle le poème), et ruminait l’émission de radio qu’ils venaient d’écouter, annonçant le procès des assassins de Kirov, signal de la Grande Terreur à venir. Le poète à cette époque écrivait son «Ode à Staline», par quoi il tenta de se sauver. L’ode ne fut pas entendue…

La fusée Mandelstam

La prose de Mandelstam fait partie de la fusée Mandelstam. On ne sait si elle en est le premier ou le dernier étage. Tantôt l’un, tantôt l’autre. En tout cas, la parenté est intime, même si sa prose change d’instruments, la partition est cousine. La musique n’est jamais loin. Les oreilles du tsar arménien enfermé dans le château de l’Oubli « ont entendu de la musique grecque ». Et cette empreinte à jamais de musiques qu’on n’entend plus, mais qui vivent, est l’esprit même de la prose de Mandelstam. Son chef-d’œuvre en prose est le Bruit du temps, une recherche de l’enfance perdue – les grands-parents juifs (un chaos sémantique incompréhensible), le cirque Cizinelli, la chimère de la première révolution russe…

Quiconque va à l’Ancien Etat-major, devenu à Saint-Pétersbourg une immense annexe de l’Ermitage où les peintres français des marchands collectionneurs Morozov et Chtchoukine ont aujourd’hui trouvé un splendide logement, devrait prendre avec soi ce tome 2 et l’ouvrir page 522 au chapitre « Les Français ». Le jeune Mandelstam est allé à Moscou, au Musée d’art moderne occidental, ex-palais Morozov [2], voir les collections. Quel merveilleux accompagnateur! « J’ai tendu mon regard, plongé mes yeux dans l’ample vasque de la mer pour en chasser tout grain de poussière. » En regardant Cézanne il s’écrie: « Salut, Cézanne, sympathique grand-père, Travailleur assidu ! Sublime gland des forêts françaises! » et commence à comprendre «ce qu’est l’impératif de la couleur ».

Le chasseur face au tigre

Dans la salle Claude Monnet, tout est fluvial, dans la salle Van Gogh: « Je n’ai jamais vu un tel coloris aboyer! », Matisse ne lui plaît pas: « Lubies de shah d’un maître parisien » (en voyant les grandes odalisques). Toujours ce même œil de lynx, cet astronome de la terre ! En regardant un verger, il s’écrie : « Une classe de danse pour arbres ! » En épiant le siècle fauve, il garde le sang froid comme le chasseur en face du tigre. Et il a horreur de parler de soi, car mieux vaut mourir de soif que prendre une goutte d’une main étrangère. En lisant ces deux tomes nous apprenons cela aussi : pas une goutte de fausseté !

Georges Nivat

[1] Ralph Dutli. «Mandelstam. Mon temps, mon fauve», traduit de l’allemand par Marion Graf. La Dogana, 2012. Dutli a lui aussi, avant Schneider, traduit tout Mandelstam. Nous ne saurions juger de ses traductions, mais le commerce avec le poète martyr lui a dicté ce livre, une excellente introduction au poète et à l’homme Mandelstam.

[2] Ouvert en 1918, liquidé en 1948.