Philippe Denis est mort dans la nuit de dimanche à lundi. Il avait 74 ans. Avec lui s’éteint peut-être le dernier poète à n’avoir été que cela, toute sa vie : un poète.
Enfant de l’Assistance publique, il s’était inventé lui-même, à sa manière, qui fut longtemps sauvage, mais qui, avec les années était devenue plus méditative, plus solitaire aussi.
C’est André du Bouchet qui l’avait découvert, à la fin des années 1960 et qui l’avait publié dans L’Éphémère et obtenu du Mercure de France qu’il publie son premier recueil, Cahier d’ombres. Jacques Dupin l’avait protégé, lui aussi, et fait rencontrer des peintres avec lesquels il fit paraître des livres illustrés : Mirò, Tal Coat qui l’aidèrent à se faire un peu connaître.
Autodidacte, sans diplôme, il dut à ces amis et à d’autres, dont Bonnefoy, de trouver des emplois, souvent précaires, enseignant le français, à Minneapolis, en Turquie et enfin au Portugal où il passa ses dernières années.
Sa poésie était celle de quelqu’un qui sait regarder, qui sait voir et surtout qui sait faire voir. Aussi bien, peut-on considérer que c’est par antiphrase qu’il intitula un de ses recueils Carnet d’un aveuglement. Philippe aimait à s’identifier à des papillons, à des insectes, à ces créatures vagabondes qui sont à leur manière les vrais habitants de la terre et dont il savait évoquer la sagesse ou même la joie. À preuve les vers que voici :
C’est joie d’insecte devant le trou, au sortir
de la terre, qu’il me faut éprouver – à la sortie
de ce jour, de ces siècles, où une unique fois je
n’ai jamais pu cesser.
C’est joie de larve, murée dans une impos-
sible naissance, joie troglodyte avec la parole
infectée, qu’il me faudrait réapprendre
…avec la sagesse d’une fourmi, avec mille
sagesses d’un millier de fourmis, n’ayant pour
dôme de ciel que patience, qu’acharnement à
s’enterrer sous une tempête d’herbe, pour en
être le cœur, le mouvement sauf.
La semaine dernière, il m’écrivait qu’il songeait à rassembler une dernière fois ses poèmes sous le titre de Précis d’éthique vagabonde. Je lui répondis que la formule ressaisissait parfaitement ce qu’il avait été.
Florian Rodari, à la Dogana, et Antoine Jaccottet, au Bruit du Temps, ont été ceux qui l’ont accompagné et aidé toutes ces dernières années. Ainsi, voici quelques mois, put-il faire paraître ses admirables traductions d’Emily Dickinson,- celle de toutes les poésies dont il se sentait sans doute le plus proche et à qui il sut payer sa dette en la restituant merveilleusement en français.
« Je dois tout à tout ce dont j’ai été privé », reconnut-il un jour avec la précision qui le caractérisait. C’était sa manière de dire ce qu’à sa façon Rimbaud avait formulé avant lui mais qu’il aurait pu reprendre mot pour mot :
Je veux bien que les saisons m’usent.
A toi, Nature, je me rends ;
Et ma faim et toute ma soif.
Et, s’il te plaît, nourris, abreuve.
Rien de rien ne m’illusionne ;
C’est rire aux parents, qu’au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.
Adieu, Philippe. Tu vas nous manquer.
Par John E. Jackson