Après le Goulag, l'épreuve du retour
Julius Margolin est l'auteur d'un des tout premiers récits sur les camps, republié intégralement en 2010. Sentant qu'elle avait affaire à un écrivain majeur, sa traductrice est tombée sur une autre mine d'écrits.
Tous les survivants des camps nazis ou soviétiques ont connu une ultime épreuve : le voyage du retour. Un voyage qui, à la manière d'Ulysse, peut durer des années. Alexandre Soljenitsyne par exemple, à sa libération du Goulag, connut quelques années d'« exil perpétuel » en Asie centrale (qui prirent fin à la mort de Staline). Rescapé d'Auschwitz, Primo Levi dut errer un an dans une Europe en ruine avant de regagner Turin.
Julius Margolin, lui, a eu de la chance : son retour, de Slavgorod en Altaï jusqu'à Tel-Aviv en passant par Marseille, fut presque facile. Mais si le chemin de fer suit une ligne droite, son esprit reste prisonnier d'un dédale. Comme d'autres rescapés, il songe à ses cinq ans de camp, aux conditions de vie éprouvantes, au froid, à la mort de ses camarades. Il sait qu'il a désormais pour mission de témoigner. Là-bas, dans le néant carcéral, il craignait de perdre ses valeurs, d'oublier son humanité. Ici, il a peur que le souvenir s'évapore, il lutte pour ne pas oublier les autres, ceux qui sont restés. Il découvre ainsi les ruines de la Pologne et le génocide de son peuple.
D'où vient Julius Margolin ? « Impossible d'y répondre sans une carte de l'Europe sous les yeux », dit en souriant Luba Jurgenson, écrivain, maître de conférences à la Sorbonne et traductrice, qui se passionne depuis deux ans pour ce témoin majeur du totalitarisme. Essayons malgré tout. Il est né Russe et Juif à Pinsk en 1900, un shtetl (ville à majorité juive) des confins occidentaux de l'empire du tsar, qui devient polonais en 1920 (aujourd'hui en Biélorussie). Après des études à Berlin, Margolin, sioniste convaincu, émigre avec femme et enfant en Palestine britannique. En 1939, il est en visite dans sa ville natale et se retrouve pris au piège du pacte germano-soviétique. Arrêté par le NKVD, il est déporté dans l'extrême nord sibérien. Son passeport polonais lui permettra heureusement de quitter l'URSS en 1946. Il fut l'un des premiers à raconter le Goulag, dans une traduction partielle en français chez Calmann-Lévy en 1949. Trop tôt, bien trop tôt. Le livre est reçu avec un haussement d'épaules et quelques insultes. En 2010, les éditions Le Bruit du temps ont retraduit et réédité intégralement ce monument, sous le titre Voyage au pays des Ze-Ka.
Mais Julius Margolin avait d'autres écrits dans sa besace. Luba Jurgenson les a retrouvés et en a réuni une partie dans un ensemble cohérent, qu'elle a nommé Le Livre du retour. Ils ouvrent des horizons de pensée nouveaux sur le XXe siècle, sur l'histoire des idées. Entretien avec une passionnée, dans les locaux de la Sorbonne IV où enseigne Luba Jurgenson.
Samedi culturel : Qu'est-ce qui vous a poussée à traduire et présenter un deuxième livre d'écrits ?
Luba Jurgenson : L'idée m'est venue alors que je travaillais sur le Voyage. Pour en mener à bien l'édition, je me suis plongée dans les textes ultérieurs qui parlent de son retour vers Tel-Aviv. Des textes éparpillés, publiés dans les revues de l'émigration aux États-Unis et en Israël. Soudainement, je me suis aperçue de leur unité, qu'ils étaient porteurs de ce retour problématique.
L'auteur s'est-il révélé plus important que prévu ? Un vrai écrivain se cachait-il derrière le simple témoin ?
Oui, bien sûr. Mais j'ai de la peine avec le terme « simple témoin », car plus je creuse dans ce registre et moins j'en rencontre. Tout témoignage prend corps dans un dispositif littéraire, même lorsque le témoin n'est pas un écrivain. Il fait appel à des schémas, puise à un réservoir culturel avec des procédés relevant de la mise en forme de l'expérience. Toujours est-il que Julius Margolin fait partie des « témoins-écrivains », et c'est ce qui a justifié la publication de ce deuxième livre. Sa qualité littéraire est aussi grande que celle du Voyage.
Qu'est-ce qui fait l'importance de ce second volume ?
En y travaillant, j'ai pensé à La Trêve de Primo Levi, à certains textes de Varlam Chalamov, à Mesure de nos jours de Charlotte Delbo. Le retour est important parce que c'est à ce moment-là que l'auteur pense l'expérience du camp. C'est dans cet « après » que le Goulag se dessine et devient un objet de représentation. Quand il prend la plume, Margolin n'est plus dans les conditions du camp pour les relater. Il n'est plus l'homme qui était au camp, ni celui qu'il était avant son arrestation. Il n'en vit plus les sensations. C'est à partir de ces moments de rupture de parcours et d'identité que le traumatisme est mis à distance et pensé.
Est-ce à dire qu'on ne peut raconter les événements tels qu'ils se sont passés ?
La restitution de l'expérience ne se réduit pas aux faits. Dans « Non omnis moriar » par exemple, il se revoit au camp, presque mourant sur son lit à l'infirmerie, en train de chercher à se rappeler les six premiers vers d'une ode d'Horace. Cette séquence est sans doute une reconstruction a posteriori. La biographie de Primo Levi écrite par Philippe Mesnard nous apprend qu'il en est de même dans Si c'est un homme où Levi raconte sa tentative de se rappeler le « Chant XXVI » de La Divine Comédie. Ce procédé sert à rendre intelligible cette expérience qui dépasse l'entendement. On convoque les monuments de la culture, Horace, Dante, comme courroies de trasmission. Ainsi la culture, comme une langue universelle, sert à transmettre l'expérience vécue du camp.
Julius Margolin a une image bien particulière de la mémoire, qu'il voit comme des « petits cailloux ».
C'est une image magnifique. Dans la tradition juive, on met des cailloux et non des fleurs sur les tombes. Ses souvenirs mis sur papier sont autant de petits cailloux déposés sur les tombes invisibles des morts de la Shoah et du Goulag. Il construit ainsi un monumenbt aux morts, un récit-cénotaphe. Il a bien évidemment été marqué par son passage en Pologne, où il découvre l'ampleur du génocide.
C'est là qu'il porte sur ses coreligionnaires un regard extrêmement dur, disant qu'« ils avaient commencé à mourir avant l'arrivée de Hitler »…
Il faut mettre ces propos dans leur contexte. Margolin vient de sortir du camp et rejoint la Palestine, complètement animé par l'idéal sioniste. C'est une façon pour lui de tenter de rationaliser la Shoah en se disant : si les Juifs avaient émigré, cela ne se serait jamais passé ainsi.
Racontez un peu son enfance, qui occupe les derniers chapitres.
Ces récits-là me tiennent à cœur. À l'origine, je le voyais comme un intellectuel typique d'Europe centrale, d'origine bourgeoise et citadine, que ses parents ont envoyé étudier à Berlin. C'est cette identité d'Occidental que Margolin oppose au Goulag dans le Voyage, c'est ce qui lui permet de tenir face à la barbarie. Or, dans ces textes sur l'enfance, on s'aperçoit que ce n'est pas cela du tout : son père est un médecin de bourgade dont l'humeur instable fait errer sa famille d'un shtetl à l'autre. Et s'il part étudier la philosophie à Berlin, c'est pour échapper à sa famille.
Le shtetl est-il trop cloisonné ?
Non, contrairement à ce que l'on croit, il y a contact permanent entre Juifs, Polonais, Russes, Biélorusses : tout semble au contraire se passer dans la bonne entente, avec quelques tensions qui couvent à l'occasion. Ce tableau presque idyllique est saisissant si l'on pense aux violences qui vont se déchaîner. En fait, cet espace originel nous est montré comme annonciateur des événements tragiques à venir. La passion du jeune Margolin pour la géographie, pour les trains – il passe son enfance dans les gares et les wagons – prédit de façon frappante l'errance et la déportation.
Que ressentez-vous affectivement pour cet écrivain ?
On peut se plonger dans des écrits sans s'attacher à leur auteur. Avec Julius Margolin, j'ai ressenti de l'empathie. En travaillant sur ses archives à Jérusalem, j'ai eu l'impression de passer du temps avec lui. Plus je le côtoyais et plus je le trouvais attachant. Rien ne m'a déçu chez lui !
Son histoire résonne-t-elle avec votre propre biographie familiale ?
Pas directement. Ma famille proche n'a pas été victime du stalinisme – j'entends par là être arrêtée ou fusillée – mais, étant née en 1958 en URSS, j'ai connu l'ère Brejnev, tout de même encore totalitaire. Les camps pour détenus politiques existaient encore. Je tiens à l'affirmer d'autant plus qu'aujourd'hui il y a des tentatives de réhabilitation de cette période, ce qui me paraît inouï. Je suis l'héritière d'une certaine mémoire familiale – la mémoire de la terreur m'a été transmise – qui a façonné mon rapport à l'État et la société soviétique. Quand j'ai émigré en France en 1975, j'ai su que je travaillerai sur le totalitarisme.
En Europe occidentale et en Israël, Julius Margolin se heurte au silence des intellectuels sur les camps soviétiques. Comment ce thème résonne-t-il pour vous ?
Le silence des intellectuels occidentaux, voire l'exaltation du système stalinien, est quelque chose qui doit être davantage pensé. On est aussi au début d'un vaste chantier de réflexion sur l'imbrication des violences nazies et soviétiques. Jusqu'à récemment, il était tabou de les comparer, ce qui empêchait toute réflexion sur les violences dans les territoires est-européens où elles sont intimement liées. Le climat a changé et sur cette question il y a de quoi mobiliser les chercheurs. L'œuvre de Julius Margolin va sans doute nourrir ce chantier en phase d'ouverture.
Emmanuel Gehrig